Que dirait Vassili Grossman, l’auteur ukrainien de « Vie et Destin », s’il était encore en vie, devant les massacres de la population ukrainienne orchestrés par les troupes armées russes ? Que dirait celui qui fut aussi le premier auteur à documenter le génocide ukrainien de l’Holodomor orchestré par Staline ? Que dirait-il, enfin, lui qui s’était toujours opposé aux doctrines, aux dogmes et aux tyrannies s’il voyait le déferlement de terreur et de haine qui s’abat sur les villes, les hôpitaux et les écoles ?

Vassili Grossman était Ukrainien. Il affectionnait Tolstoï et la littérature russe. Il était, comme le furent la plupart des penseurs Russes, un amoureux de l’Europe et de sa culture. Il était humaniste au plus profond de lui, adepte des Lumières, fervent défenseur de la démocratie en laquelle il croyait avec force et conviction. Vassili Grossman était un ami des philosophes. Ostracisé en Russie, le livre de Grossman a été rejeté, oublié, voire totalement marginalisé.

Aujourd’hui, l’œuvre de Vassili Grossman entre en résonance avec l’effroyable guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine. De la même manière qu’elle permettait de distinguer la vérité abjecte de la guerre des mensonges de la propagande stalinienne, elle nous éclaire aujourd’hui sur l’imposture dont Poutine justifie sa guerre en prétendant « dénazifier » l’Ukraine et empêcher une « solution finale » du peuple russe, alors qu’en bon héritier du totalitarisme soviétique, il soumet par la force et la terreur un pays entier que ses armées ont envahi, réprimant quotidiennement son propre peuple lorsque ce dernier ose dénoncer les abus de pouvoir et les chimères de la conscience du chef suprême du Kremlin.

En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n’a jamais vu une chose, la démocratie.

Vassili Grossman, in Vie et Destin.

Livre interdit de publication en URSS suite à « l’arrestation » de son manuscrit en février 1961 par des agents du KGB, Vie et Destin constitue l’un des actes d’accusation les plus implacables contre le régime soviétique jamais écrit par un écrivain russe. Dans un passage entré dans la postérité, Grossman établit la parenté idéologique entre le stalinisme et le nazisme lors d’une discussion entre Liss (« le renard » en russe), un officier SS, et son prisonnier Mostovskoï, un vieux responsable stalinien. « Quand nous vous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir », lance le SS au bolchévique. Plus loin, le fatidique « Vous croyez que vous nous haïssez, mais mais ce n’est qu’une apparence : vous vous haïssez vous-même en nous » vient établir la filiation définitive et irrévocable entre l’URSS stalinienne et le IIIe Reich hitlérien. Ainsi, la récente invasion russe de l’Ukraine ravive une fois de plus la mémoire de tous ceux qui ont résisté à l’oppression du totalitarisme, et tout particulièrement les penseurs et les écrivains.

Un journaliste de guerre sur le front

En juin 1941, l’Allemagne lance sa ruineuse invasion de l’Union soviétique à une échelle si grande qu’il est presque impossible de la quantifier. Grossman est envoyé sur la ligne de front en tant que correspondant de guerre pour Krasnaya Zvezda (Étoile rouge), un journal de l’armée populaire, parmi les soldats et les civils. La rumeur veut que Staline lise lui-même chaque page avant la publication. Au cours des cinq premiers mois de la guerre, les défenseurs subissent désastre sur désastre, l’Allemagne avançant profondément en Russie et capturant des centaines de milliers de soldats soviétiques. En URSS, le crime de « défaitisme » est souvent puni de mort.

Portrait de Vassili Grossman à Stalingrad (1942)
En tant que correspondant de guerre pour un journal de l’Armée rouge, Grossman a écrit des récits de première main sur les batailles de Stalingrad, Moscou et Koursk.

Néanmoins, il deviendra l’un des journalistes les plus respectés d’URSS. À une époque de répression et de paranoïa, Grossman gagnait la confiance de ses interlocuteurs en discutant avec eux sans bloc-notes. Plus tard, il expliquera qu’il comptait sur « les discussions avec des soldats en permission. Le soldat vous dit tout ce qu’il a en tête. Il n’est même pas nécessaire de poser des questions. Il n’encourageait pas ses interlocuteurs à répéter des actes d’héroïsme exagérés ou à reprendre les clichés communistes dans un but de propagande, et il ne le faisait pas non plus lui-même. Il était extraordinaire pour être un intellectuel juif respecté par les soldats », déclarait à son sujet l’historien britannique Sir Anthony Beevor, qui s’est largement inspiré du journalisme de Grossman pour ses livres sur les batailles de Stalingrad et de Berlin. « Dès qu’ils lisaient ses articles, ils voyaient qu’il était le seul à écrire la vérité. Grossman leur rendait visite dans leurs tranchées et mémorisait tout ce qu’ils disaient. »

Mais il était toujours contraint. Nous pouvons le constater aujourd’hui dans son premier grand roman, Stalingrad, publié en 1952 et édité chirurgicalement pour contourner sur la pointe des pieds la cruauté et les contradictions de l’Armée rouge, et récompensé par une publication en série après la guerre. La censure stalinienne est alors omniprésente et toute critique du discours officiel est synonyme de déportation ou d’exécution.

Pendant son séjour au front, Vassili Grossman expliquait qu’il ne pouvait lire qu’un seul livre, Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Lorsqu’il le terminait, il le recommençait. Il est clair, au vu de la taille et du titre de Vie et Destin, que Grossman voulait honorer la souffrance qui l’avait entouré avec ce classique de la littérature Russe. La différence est que Tolstoï n’a pas vécu l’invasion Napoléonienne, et que son roman se concentre sur les élites de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Il s’agit essentiellement d’une histoire de princes, de princesses, de comtes, de comtesses, de diplomates et de généraux. Vie et Destin est une histoire de mères, de pères, de filles et de fils. Hitler, Eichmann et Staline y sont aussi présents, mais ils forment pour la plupart une toile de fond inquiétante, omniprésente mais le plus souvent distante et toujours détachée des conséquences de leurs ordres.

Entre le lecteur et les tyrans menaçants, on trouve les portraits de ceux qui sont pris entre deux feux. De courts chapitres oscillent entre les repas en famille, les camps de prisonniers de guerre et les tranchées, où Grossman, épisode après épisode, coud ensemble les banalités et les absurdités du front oriental.

Le résultat est un paysage à la Bruegel qui dévoile les grandes lignes de l’histoire ainsi que les détails rugueux qu’elle contient. Dans Vie et Destin, nous voyons toute la poussière humaine qui accompagne les évènements funestes de l’Histoire des hommes. Peut-être Grossman visait-il quelque chose comme Guerre et Paix mais, en raison de son séjour sur la ligne de front, il a atterri à mi-chemin entre l’épopée de Tolstoï, qui a marqué son époque, et les nouvelles intemporelles de Tchekhov. L’un de ces épisodes suit une jeune femme célibataire de confession juive, Sofya, qui rencontre un petit garçon non accompagné, David, dans un camion à bestiaux en route pour le calvaire d’Auschwitz.

Rappelons qu’en 1941, la mère juive de Grossman avait été tuée par les nazis lors d’une exécution de masse en Ukraine et son reportage sur le camp de la mort de Treblinka libéré a été cité comme preuve à Nuremberg. Avant tout, Vie et Destin est autant un roman sur le génocide que sur la guerre.

Lorsqu’ils arrivent, David est condamné à mort. Sofya est médecin et les nazis sont prêts à l’épargner. Elle refuse. Au lieu de cela, Sofya va mourir pour pouvoir s’accrocher à David dans la chambre à gaz, lui permettant de se sentir comme un fils et lui permettant de se sentir comme une mère.

Les actes de bonté

Le roman regorge « d’actes quotidiens de bonté ordinaire qui ne sont pas motivés par la moralité, mais par le moment présent », déclare Linda Grant, une romancière et journaliste anglaise. Le poison qui monte les gens les uns contre les autres dans presque tous les volets de l’histoire est l’idéologie. Nous en faisons tous l’amer constat chaque jour de l’invasion militaire Russe en Ukraine. Or, dans Vie et Destin, les soldats, les révolutionnaires et les civils sont aussi tous dénoncés par des staliniens bien-pensants. Pour rester en vie, ils trahissent à leur tour des innocents. Grossman le savait parce qu’il en avait fait la triste expérience. Il avait été compromis et avait compromis d’autres personnes, non pas pour collaborer mais simplement pour survivre. De ce fait, la leçon a retenir est qu’il n’existe pas d’idéologie dominante. La certitude morale suppose toujours un esprit juste, or il n’y a jamais de justice dans les actes guerriers. D’où l’importance de ce travail quotidien d’introspection personnelle, de la nécessité de refaire toujours la lumière en soi contre les habitudes de crédulité et les préjugés qui renaissent sans cesse ; une leçon de volonté, c’est-à-dire de générosité à l’égard de soi comme des autres.

Le vieil adage prétend souvent — à tort — que la guerre implique de longues périodes d’ennui ponctuées de moments de pure terreur. Vie et Destin est de style journalistique et n’a jamais eu la chance d’être édité en Russie à l’époque où il fut écrit. Chapitre après chapitre, nous vivons au jour le jour la vie sur les lignes de front du totalitarisme, et cette vérité déchirante ne peut que nous rappeler les souffrances endurées par les peuples aujourd’hui, qu’ils soient d’Ukraine ou d’ailleurs.

En 1964, Vassili Grossman meurt sans avoir pu tenir son chef-d’œuvre entre les mains. Mais dix ans plus tard, un exemplaire sortira clandestinement d’URSS sur microfilm et, en 1988, grâce à la politique du Glasnost de Mikhaïl Gorbatchev, les Russes et les Ukrainiens pourront enfin le lire. D’une manière ou d’une autre, la vérité semble souvent trouver le moyen d’échapper aux griffes des régimes totalitaires. Hélas, on peut rarement en dire autant des diseurs de vérité.

Si Vladimir Poutine se présente comme un homme cultivé et autodidacte en littérature russe, on peut examiner sa vision stratégique et sa propension à s’engager dans la guerre en analysant son attachement à certains écrivains et philosophes russes tels qu’Ivan Ilyin (un ultra-patriote nationaliste qui a toujours critiqué la démocratie occidentale, préférant une Russie autocratique, une « civilisation unique »), Léon Tolstoï (en raison de son patriotisme et de son nationalisme, au lieu de la grande considération pour l’humanité pacifique qu’épousait l’écrivain) et Fyodor Dostoïevski (auteur légendaire qui avait une haine de l’Occident et croyait à la grandeur et à la supériorité de la Russie, chérissant le tsar et son régime autoritaire comme étant « nécessaires à la puissance russe et au salut de l’humanité. »). Au contraire, si le tyran russe Vladimir Poutine avait été influencé par Vassili Grossman, sa politique expansioniste — dans la pure tradition Stalinienne — n’aurait-elle pas fait place à une vision plus pacifique ?

Grossman, un humaniste philosophique

L’humanisme philosophique se manifeste souvent dans les périodes de chaos. Il défend la dignité de la vie humaine, surtout en temps de guerre. Grossman croyait en l’individualisme et la liberté humaine, ainsi qu’en l’amour, la foi et l’espoir. Il était globalement un optimiste. Il est regrettable de penser que Poutine ne semble pas avoir lu les textes de Vassili Grossman. S’il l’avait fait, la politique martiale de l’actuel dictateur russe aurait peut-être été différente. Les écrits de Grossman comportaient un soupçon des forces qui définissent le bien et le mal, admettant que le bien ne triomphe pas toujours, mais que les humains peuvent surmonter une telle disparité dans leurs croyances et aspirer au bien. C’était l’essence de l’humanisme philosophique qui a d’abord souligné la bonté humaine. Cet extrait de Vie et Destin en témoigne :

« Il y a la bonté humaine de tous les jours. La bonté d’une vieille femme qui apporte un morceau de pain à un prisonnier, la bonté d’un soldat qui permet à un ennemi blessé de boire dans sa gourde, la bonté de la jeunesse envers l’âge, la bonté d’un paysan qui cache un vieux juif dans son grenier. La bonté d’un gardien de prison qui risque sa propre liberté pour transmettre les lettres écrites par un prisonnier, non pas à ses camarades idéologiques, mais à sa femme et à sa mère. »

L’humanisme philosophique de Grossman était centré sur ce qu’il appelait le « bien universel » ; même si les gens « sont ballottés comme des branches dans le vent », ils reviennent à la bonté, même dans les moments d’horrible violence de la guerre. « La bonté incidente », écrivait-il, « est en fait éternelle ».

Aussi longtemps que les humains lutteront pour préserver leur humanité en résistant à la tentation du totalitarisme ; ou d’abandonner purement et simplement la liberté de choix au profit d’idéologies « prêtes-à-penser », Vie et Destin de Vassili Grossman continuera à nous éblouir et à nous inspirer. Car plus qu’un roman, c’est avant tout un guide puissant infaillible et une affirmation de l’impératif moral de la Liberté. Vie et Destin illustre magnifiquement cette croyance en la compassion, l’empathie et la sympathie pour tous les êtres humains — un degré d’humanisme qui fait clairement défaut à Vladimir Poutine… comme à tous ses pathétiques défenseurs.


Vassili Grossman

Vassili Semionovitch Grossman (en Russe : Василий Семёнович Гроссман) est un écrivain soviétique né le 29 novembre 1905 à Berditchev (actuelle Ukraine), dans une famille juive non praticante et mort le 14 septembre 1964 à Moscou. Son père, Semion Ossipovitch Grossman, un bundiste, était ingénieur chimiste de profession et sa mère, Ekaterina, professeur de français. Commencé en 1948, il achève la rédaction de Vie et Destin en 1961. Le livre ne paraîtra en Russie qu’en 1989, après la chute du Mur de Berlin.

Vie et Destin de Vassili Grossman

Roman incontournable du XXe siècle, Vie et Destin est un chef-d’œuvre rescapé. Fait exceptionnel, le livre ne fut pas censuré mais le manuscrit mis sous les verrous, confisqué à son auteur par le tout puissant KGB. Ainsi les mots peuvent être dangereux au point de menacer un État, fusse-t-il la puissante Union Soviétique. Par bonheur, il ne fallut pourtant pas attendre « deux ou trois cents ans », comme le prétendit un éminent responsable du KGB, puisqu’en 1980, le livre parut enfin. En Occident bien sûr.

À travers 60 épisodes (podcasts), conçus comme des séquences, France Culture suit les protagonistes de cette aventure humaine, dans les camps allemands et soviétiques, sur les fronts belligérants, dans le désert Kalmouk, à Stalingrad dans la maison « 6 bis » ou dans l’usine électrique, mais aussi à Kazan ou à Moscou dans les appartements où s’entassent les familles.