L’année dernière, le Covid-19 et les élections américaines ont fourni un terrain fertile aux théories du complot — avec des conséquences parfois désastreuses. Pour comprendre le phénomène complotiste, tournons-nous vers les recherches psychologiques et sur la façon dont les théories du complot naissent, pourquoi elles persistent, qui est le plus susceptible de les croire et s’il existe un moyen de les combattre efficacement.

Au cours de l’année 2021, alors que le Covid-19 faisait le tour du monde, de nombreuses théories du complot sont apparues. Au printemps dernier, des dizaines d’antennes-relais ont été incendiées en Europe, sur fond de théories du complot selon lesquelles — entre autres — la 5G propageait le Covid-19. En janvier, un pharmacien du Wisconsin a été accusé d’avoir délibérément détruit des centaines de doses du traitement nouvellement disponible parce qu’il croyait à une théorie du complot selon laquelle le vaccin modifierait l’ADN humain. Certaines personnes affirment que le virus lui-même a été conçu par les Chinois.

Ce ne sont pas les seules théories du complot qui fleurissent en ce moment. Une enquête menée en septembre par le Pew Research Center, un centre de recherche indépendant américain qui fournit des statistiques et des informations sociales sous forme de sondages d’opinion et d’analyses de contenus, a révélé que plus de la moitié des Américains avaient déjà entendu parler au moins une fois de QAnon, le réseau complexe de théories du complot pro-Trump qui a vu le jour sur le forum 4chan. En novembre, deux candidats qui avaient pourtant exprimé leur soutien aux théories de QAnon ont été élus au Congrès !

Comment les théories du complot voient-elles le jour et pourquoi persistent-elles ?

Qui est le plus susceptible de les croire et pourquoi ? Existe-t-il un moyen de combattre les théories du complot une fois qu’elles se sont répandues ? Et quelles sont les conséquences pour les individus et les sociétés ? Parlons psychologie et examinons les liens qui existent entre les mécaniques de la pensée et notre vie quotidienne.

Commençons par une définition. C’est toujours un bon point de départ. Que considérons-nous comme une théorie du complot ? Nous avons donné quelques exemples dans l’introduction, mais comment définir les théories du complot dans nos recherches ? Quelles sont leurs caractéristiques communes ? Une théorie du complot peut normalement être définie comme un projet de « complot » mené secrètement, généralement par une élite de personnes puissantes dont l’objectif, sinistre, n’est jamais philanthropique.

Certaines personnes pensent que la croyance dans les théories du complot a augmenté ces dernières années, alimentée par les médias sociaux, mais nos observations nous font dire que ce n’est pas nécessairement vrai. Au contraire, nous constatons que les théories du complot ont toujours prospéré en période de crise et de bouleversement social. Un des meilleurs exemples remonte à l’incendie de Rome en 64 apr. J.-C. ou la pandémie de peste qui a ravagé l’Europe au XIVe siècle et qui donnera naissance à de nombreuses théories du complot stigmatisant des minorités, particulièrement les personnes de confession chrétienne et/ou juive. Dans les faits, la dernière décennie n’a pas été particulièrement plus propice aux conspirations que les précédentes.

Les théories du complot apportent un sentiment réconfortant de compréhension

Croire aux théories du complot et se méfier des actions des autres est, d’une certaine manière, un comportement naturellement « humain ». Nous ne souhaitons pas nécessairement faire confiance à tout le monde et à tout ce qui se passe autour de nous. Elles ont donc toujours été présentes et, dans une certaine mesure, les gens sont, pour la plupart, des « théoriciens de la conspiration » à un moment ou à un autre. Donc les théories du complot ont toujours fait partie de notre quotidien. Aussi loin que l’on puisse se souvenir, les humains ont toujours partagé ces croyances en des conspirations et ces soupçons ont toujours entraîné des actions collectives hostiles à l’égard d’autres groupes d’humains.

Les conspirations peuvent changer avec le temps, et naturellement beaucoup de gens sont très préoccupés en ce moment par le fait que nous assistons à une recrudescence de ces théories, lesquelles trouvent leur source dans la pandémie de coronavirus, mais aussi avec les élections présidentielles en France. Seul le temps nous dira si les théories du complot ont augmenté à ce moment précis de notre histoire par rapport au passé ou à l’avenir. Même si nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que les médias sociaux ont augmenté le nombre des théories du complot, ils ont certainement changé la façon dont les gens accèdent à ces informations et la façon dont ils les partagent. Nous avons aussi le sentiment que dans de nombreux cas, pour les personnes qui ont une tendance sous-jacente à croire en une théorie du complot particulière ou en des théories du complot en général, il est beaucoup plus facile de trouver ce genre d’informations à l’ère du « tout numérique ».

Or, les gens peuvent être littéralement consumés par ces fausses informations. Ces informations n’étant disponibles qu’en ligne, ils peuvent donc consulter des sources particulières, en ignorer d’autres qui contredisent leur point de vue, de sorte qu’ils finissent, si tant est qu’ils le fassent, par se polariser encore plus sur ces prétendues conspirations. Nous pouvons affirmer que l’attitude des individus sensibles aux théories du complot s’est renforcée du fait de l’interaction, du partage et de la consommation de ces informations sur les médias sociaux et sur Internet en général.

Produire du sens dans une situation « insensée »

Parlons un peu des facteurs psychologiques qui poussent les gens à croire aux théories du complot. Dans les recherches en psychologie sociale, les chercheurs ont identifié trois domaines appelés : les raisons épistémiques, existentielles et sociales. Les scientifiques soutiennent le fait que les gens sont attirés par les théories du complot afin de satisfaire ou de tenter de satisfaire trois raisons psychologiques importantes. La première est d’ordre épistémique, c’est-à-dire qu’elle fait référence au besoin de « savoir », de « certitude » et au désir d’avoir accès à des informations qui confortent ces certitudes. Lorsque quelque chose d’important se produit, un évènement important, les gens veulent naturellement savoir pourquoi cela s’est produit. Ils cherchent une explication et ils veulent connaître la « vérité ». Mais ils veulent aussi avoir la certitude que cette « vérité » est vraie.

Et certaines données psychologiques suggèrent que les gens sont attirés par les théories du complot lorsqu’ils se sentent incertains, que ce soit dans des situations spécifiques ou de manière plus générale. Mais il existe d’autres raisons épistémiques pour lesquelles les gens croient aux théories du complot, toujours en relation avec ce type de besoin de connaissance et de certitude. Ainsi, les personnes ayant un faible niveau d’éducation ont tendance à être plus facilement attirées par les théories du complot. Ce n’est pas une généralité, et nous ne prétendons pas que c’est parce que les gens ne sont pas intelligents. C’est simplement qu’on ne leur a pas permis d’avoir, ou qu’on ne leur a pas donné accès aux outils qui leur permettent de faire la différence entre les bonnes et les mauvaises sources, ou entre les sources crédibles et les sources non crédibles. Ils recherchent donc cette connaissance et cette certitude, mais ne cherchent pas nécessairement aux bons endroits.

Fuir le réel pour rester dans le confort de ses certitudes

Le deuxième ensemble sont les raisons « existentielles ». Il s’agit en fait du besoin qu’ont les humains d’être ou de se sentir en sécurité dans le monde dans lequel ils vivent, de ressentir qu’ils ont une sorte de pouvoir ou d’autonomie sur les choses qui leur arrivent. Encore une fois, lorsque quelque chose se produit, personne n’aime se sentir impuissant, hors de contrôle. Nous pouvons supposer que le fait d’adhérer aux théories conspirationnistes pourrait permettre aux gens d’avoir l’impression qu’ils ont des informations qui expliquent pourquoi ils n’ont aucun contrôle sur cette situation. Des recherches ont montré que les personnes qui se sentent impuissantes et désabusées face à une situation, un évènement, ont tendance à se tourner vers les théories du complot. Pour le philosophe Pierre-André Taguieff, les théories du complot répondent à ce besoin de « réenchantement du monde ».

Une explication psychosociale

Enfin, le dernier ensemble de raisons, que nous appellerions les raisons « psychosociales », fait référence au désir des gens de se sentir bien dans leur peau en tant qu’individus et par rapport aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Et l’une des façons de parvenir à cet état de fait est de croire que l’on a accès à des informations que les autres n’ont pas nécessairement. À ce propos, on remarque d’ailleurs un outil rhétorique assez commun que les gens utilisent lorsqu’ils parlent de théories du complot, c’est que les autres sont des moutons, mais qu’eux détiennent la « vérité ». Avoir ce genre de croyance suppose le sentiment d’être en possession d’informations que les autres n’ont pas, ce qui peut vous donner l’impression d’un sentiment de supériorité. Nous avons constaté, et d’autres l’ont fait avant nous, que le besoin d’être unique et de se distinguer des autres est toujours associé à la « croyance » dans les théories du complot. En adoptant ce type de croyances, vous entretenez l’idée que les gens qui partagent vos convictions font partie d’un groupe social bon, moral et intègre, alors que les autres sont les méchants qui essaient de vous tromper. C’est une vision très manichéenne et binaire du monde.

Quel rôle le narcissisme joue-t-il dans la croyance aux théories du complot ?

Le narcissisme tient vraisemblablement une place prépondérante dans la croyance aux théories du complot. Les personnes qui ont tendance à avoir un fort ego croient également à ces théories comme moyen d’obtenir du « capital social ». Cela est également lié à l’idée du besoin d’être unique. C’est une autre notion narcissique : vous êtes en possession d’informations que les autres n’ont pas. Vous êtes différent des autres et cela vous permet de vous démarquer. Le narcissisme au niveau individuel a été associé dans un certain nombre d’études à la croyance dans les théories du complot. Mais il en est de même pour le narcissisme au niveau des groupes sociaux auxquels vous appartenez.

Peut-on croire en deux théories du complot contradictoires ?

Des études ont révélé que les personnes qui croient à une théorie du complot sont plus susceptibles de croire à d’autres, même lorsque ces théories se contredisent directement. Par exemple, dans le cas de l’accident de la route qui a entraîné la mort de la princesse Diana, de nombreuses théories conspirationnistes ont fait état d’un complot. Certaines évoquaient un assassinat et d’autres laissant supposer que Lady Di avait « simulé » sa propre mort et qu’elle serait encore en vie quelque part. Or ces deux théories ont été partagées à maintes reprises par les défenseurs de ces deux croyances, ce qui est parfaitement paradoxal.

Vraisemblablement, il y a quelque chose qui maintient ces croyances ensemble. Un système de croyances sous-jacent — ou une attitude sous-jacente — qui pourrait signifier que des croyances antinomiques sont maintenues en même temps, même si elles divergent. On rejoint là le principe du Chat de Schrödinger en quelque sorte. Bien qu’il semble logique que les gens ne puissent envisager la possibilité de ces deux théories du complot en même temps, il s’est avéré que certains l’ont fait, ou du moins qu’ils étaient prêts à envisager l’idée que ces deux choses pouvaient être vraies. Constatant cela, nous pouvons supposer que la relation qui existe entre des croyances contradictoires s’explique par la croyance sous-jacente, selon laquelle la « vérité » est dissimulée. Il ne s’agit donc pas nécessairement de dire que les défenseurs de ces théories conspirationnistes croient définitivement que la princesse Diana est morte et qu’en même temps elle est toujours en vie, mais ces personnes seront heureuses d’entretenir l’idée que ces deux choses sont possibles, tant qu’ils entretiendront également la conviction qu’il y a quelque chose d’incohérent dans ces évènements.

Comment expliquer la persistance de certaines théories du complot ?

Certaines théories conspirationnistes résistent à l’épreuve du temps et d’autres disparaissent. Nous pensons qu’il doit exister certaines caractéristiques des théories du complot ; celles qui durent et celles qui ne durent pas. Ne les connaissant pas avec précision, nous pouvons malgré tout supposer qu’un évènement public de très grande importance, par exemple les attentats du 11 septembre ou, plus récemment, l’épidémie mondiale de coronavirus, peut expliquer que des théories du complot persistent dans l’esprit des complotistes. Notamment parce que l’impact politique ou social est énorme et partagé par un très grand nombre d’individus.

Cependant, cela n’explique pas tout. Prenons l’exemple de ces gens, les platistes, qui pensent que la Terre est plate. Cette théorie, qui existe depuis des millénaires, mais qui s’est éteinte pendant longtemps, semble revenir en force ces dernières années. Est-ce parce que les gens deviennent généralement moins confiants envers la science et la communauté scientifiques en général ? Ou bien cette théorie puise-t-elle sa source dans les croyances créationnistes ? Il est difficile d’expliquer pourquoi nous voyons ce genre d’idées refaire surface. Il est vraisemblable que certaines théories disparaissent, puis reviennent sous des formes différentes. Nous l’avons constaté avec la pandémie de Covid-19 qui a refait surgir des théories complotistes au sujet de la supposée dangerosité des vaccins, ou qui affirmaient que la technologie nouvelle de la 5G favorisait la transmission du virus ou que le port du masque pouvait rendre malade son porteur.

Comment faire face aux théories du complot ?

C’est un vrai défi de notre époque. Mais ce n’est pas insurmontable et certaines choses peuvent être faites. De nombreuses recherches, notamment ces dernières années, ont commencé à être publiées sur la meilleure manière de traiter la désinformation. La censure, nous l’avons vu, ne fonctionne jamais, car les gens crient à l’atteinte à la liberté d’informer et finissent par penser que, parce qu’un document ou une fausse information ont été « censurés », c’est que ladite information devait être « vraie ». On touche ici aux mécanismes de la pensée et aux biais cognitifs, ces leviers qui permettent aux théoriciens du complot de manipuler leur auditoire. Fournir au public des informations factuelles et vérifiables fonctionne dans certaines situations. En d’autres termes, si vous donnez aux gens soit les bonnes informations, soit des informations faiblement erronées avant qu’ils ne soient exposés aux théories complotistes, cela les aide à y résister et à développer leur esprit critique.

Il s’agit là d’outils très précieux pour lutter contre la désinformation. Malheureusement, avec le déploiement d’Internet et des réseaux sociaux, la démystification des rumeurs ne se fait généralement qu’a posteriori. Il convient alors de recourir aux techniques traditionnelles, comme présenter des contre-arguments cohérents et solides. Néanmoins, si vous donnez aux gens les moyens de réfléchir de manière critique à l’information et de se dire « OK, d’accord, je suis peut-être être exposé à de la désinformation. Cette désinformation existe, je vais donc y être attentif », alors cela pourrait aider les gens à y résister la prochaine fois qu’ils y seront confrontés.


Les théories du complot comme instrument politique

Dans notre index des sites conspirationnistes de la Bibliothèque Vigilante, nous nous intéressons à l’utilisation délibérée des théories du complot en tant qu’instrument politique. Nous étudions aussi la psychologie sociale de la communication humaine, notamment à l’influence de la technologie sur les interactions sociales dans différents domaines comme le changement climatique ou la politique et spécifiquement sur les impacts qu’ont les théories du complot sur les attitudes, les croyances et les comportements des individus.

Pour en savoir plus au sujet des recherches psychologiques concernant les théories du complot et autres types de désinformation, vous pouvez consulter les sites Penser Critique ou l’Observatoire du Conspirationnisme.

Sources : Nous ont aidé dans la rédaction de cet article les enquêtes et les écrits de Rudy Reichstadt, Pierre-André Taguieff, Sophie Mazet, Mark Fenster, les sites Conspiracy Watch, News Guard, Street Press, Libération, Fact&Furious et les travaux de Karen Douglas, professeur de psychologie sociale à l’Université de Kent au Royaume-Uni.