Suite à la lecture d’une intervention de Sebastian Dieguez, chercheur en neuroscience cognitive à l’Université de Fribourg, nous avons souhaité interroger sur la notion véhiculée par les courants complotistes sur le fait de « penser par soi-même ». Est-ce seulement possible dans une société où « le poids du savoir que nous devons porter » — pour paraphraser l’auteur de 1984 — est devenu impossible à gérer pour une personne isolée ?

Depuis l’Antiquité, on nous vante tout au long de notre vie l’idéal des individus libres, autonomes, parfaitement singuliers et autodéterminés. D’abord à l’école, puis dans notre vie sociale, dans notre travail, il faut acquérir de l’autonomie — et une certaine autonomie de l’esprit. Mais cela ne se heurte-t-il pas tout simplement au fait que nous naissons et évoluons au sein de communautés sociales humaines ?

Personne n’est une île

En effet, ces concepts d’ « être soi-même » et de « penser par soi-même » nous font oublier quelque chose d’essentiel : nous sommes une espèce sociale. Nous avons toutes et tous parfois réellement besoin de guides, de « maîtres », de savants, de mentors, de personnes qui nous accompagnent dans nos moments de doutes, qui nous aident à avancer et à éclaircir notre vision du monde lorsque celui-ci nous paraît trop ténébreux, ou simplement pour nous tenir la main.

Un philosophe a dit un jour qu’il était primordial de ne tenir pour vrai que ce que l’on avait totalement compris, et qu’il est nécessaire de n’apporter que des principes vrais à celui qui veut comprendre. Or notre histoire de l’humanité repose sur sa victoire sur la peur, une victoire jamais achevée contre les certitudes et les sophismes, contre les idées fausses, préconçues et imposées. Certes, il est entendu qu’une pensée ne saurait rester secrète ou cachée, sans quoi elle demeure une pensée mutilée et par la même elle cesse de vivre et d’exister, il est néanmoins un fait indéniable, c’est que nous sommes comme « des nains sur des épaules de géants ». C’est une bonne métaphore, car elle explique bien l’importance pour toute personne ayant un désir d’apprendre, de comprendre et d’avancer de s’appuyer sur les travaux et les pensées de celles et ceux qui l’ont précédé.

C’est pourquoi quiconque peut comprendre que l’espèce humaine vit dans un monde qui est le fruit d’enseignements, de savoirs et d’innovations transmis de génération en génération, depuis des siècles, voire des millénaires. Nous avons toutes et tous commencé à nourrir notre esprit au contact de nos parents, de notre famille. Nous avons tous reçu une éducation et nous avons lu des livres, nous nous sommes enrichis, culturellement et intellectuellement au contact des uns et des autres. Parce que nous sommes imprégnés de nos multiples cultures, toutes foisonnants d’idées, de traditions, de préjugés, de normes et d’influences. En écrivant ces mots, nous nous exprimons d’ailleurs par le biais d’un système de signes que nous n’avons pas inventé nous-mêmes… Il est donc incontestable que nous ne pensons pas « par nous-mêmes » !

Le problème du complotisme, c’est sa méthode

Prenons un exemple simple et supposons que vous êtes invectivé sur un réseau social par un platiste (comprendre : un complotiste qui se persuade que la Terre est plate). Ce dernier vous demande : « Prouvez-moi que la Terre est ronde. » Que répondriez-vous ? En réalité, très peu de personnes sont capables d’expliquer pourquoi la Terre est ronde, et comment ils savent qu’elle l’est. Mais le fait qu’autant de gens soient persuadés que la terre est ronde ne signifie pas pour autant que nous sommes, à notre époque, aussi crédules qu’au Moyen-Âge ! Nous le savons parce que c’est un acquis, un savoir humain et, à moins d’être navigateur ou astronome, il nous importe peu, en somme, de savoir que la Terre est ronde. Pourquoi s’évertuer à remettre en question un fait établi depuis six-cents ans ? C’est non seulement une perte de temps et d’énergie, mais c’est aussi s’imposer un conditionnement intellectuel terrifiant. Or les complotistes partagent tous cette tendance à tout requestionner, y compris les enseignements les plus libérateurs.

Les pensées aussi tombent parfois de l’arbre avant d’être mûres.

Ludwig Wittgenstein

Néanmoins, tout le monde aimerait pouvoir « penser par soi-même » (et en paix). Mais « penser par soi-même » aboutit immanquablement à produire du réchauffé, qui n’a dès lors plus rien à voir avec le fait de « penser ». Le chercheur remarque aussi que dans le conspirationnisme et les rumeurs, leurs auteurs prennent au sérieux leurs propres manœuvres rhétoriques. Selon lui, cette idée de « penser par soi-même » joue un rôle central dans le complotisme, bien au-delà de ce que l’on peut imaginer.

À ce titre, une formule qui revient de façon constante chez les complotistes, c’est qu’il faut « faire ses propres recherches ». C’est tout aussi risible et burlesque lorsqu’on y pense. Car chacun sait que « faire ses propres recherches » consiste la plupart du temps, dans la complosphère tout comme dans la fachosphère, à simplement consulter des articles et visionner des vidéos d’autres gourous ignares et incompétents qui abreuvent le fidèle égaré de leurs âneries sur Internet. En plus d’être stupide, ce leitmotiv est en réalité parfaitement contradictoire avec l’idée de « penser par soi-même » ! Car tout le monde, et surtout les scientifiques, est aujourd’hui totalement dépendant de savoirs produits par d’autres, et même ceux qui produisent ces savoirs n’y ont accès que par portions fragmentées.

L’idée de « penser par soi-même » est impossible en soi

En bons démystificateurs de rumeurs complotistes, nous avons tous été confrontés à une autre injonction idiote : « nous posons juste une question. » Mais s’il faut « juste » poser des questions, ou « faire ses propres recherches », n’est-ce pas la preuve que l’on ne parvient pas réellement à penser par soi-même, vous ne pensez pas ? [rires]. Poussons la réflexion encore plus loin : si nous avons « pensé par nous-mêmes », quels types de réponses ces « questions » et ces « recherches » ambitionnent-elles d’obtenir ? Par conséquent, nous en arrivons à une situation où une importante masse de gens finissent par « penser » exactement la même chose « par eux-mêmes », et vont se ruer sur Internet pour « liker » et « partager » cette pensée unique auprès de celles et ceux qui pensent comme eux. Tout cela n’a décidément rien à voir ni avec la connaissance ni avec le savoir, mais s’apparente davantage à une volonté sournoise — mais parfois inconsciente — de tout transformer en idéologie. Tout compte fait, une propagande, une désinformation « libre » et volontaire.

Nous savons bien que le simple fait d’affirmer cela entraînera, peut-être, une vague de reproches à notre égard, comme s’il ne fallait pas « rendre à César ce qui appartient à César », ou que toute remise en question de cet « idéal d’authenticité » était immédiatement perçue par les théoriciens du complot comme une insulte, ou au moins une atteinte grave à leur intégrité intellectuelle, voire même morale. Et le chercheur Sebastian Dieguez d’ajouter, non sans ironie : « Le seul fait que tous ces brillants esprits [nous] tombent dessus en même temps illustre à quel point ils ont pensé “par eux-mêmes” » !

Un état bénéfique de « dépendance épistémique »

Non seulement nul ne peut s’appliquer l’injonction de « penser par soi-même », mais on le peut de moins en moins. Notre lot quotidien est d’être dépendant à l’ensemble des connaissances propres à nos groupes sociaux, à notre époque. Et c’est bien mieux ainsi ! Car en fait, nous n’avons pas envie de nous lever tous les matins pour résoudre des problèmes qui ont déjà trouvé leur solution depuis des dizaines de générations, nous avons mieux à faire. L’exemple le plus flagrant est à notre sens la pandémie de Covid-19, laquelle a conduit à une autre pandémie de désinformation. Pandémie informative qui a eu des répercussions directes sur les vies de milliers de personnes à travers le monde. En effet, les mensonges et la désinformation se sont avérés mortels et leur capacité à semer la confusion sur les choix personnels et politiques qui contribuent à sauver des vies ne peut plus être niée aujourd’hui.

En conclusion, s’il est entendu que l’information et le savoir permettent une certaine émancipation, la désinformation déresponsabilise. Cela fut valable pour le coronavirus, mais c’est aussi valable pour le terrorisme ou le réchauffement climatique. À ce propos, les complotistes oublient une chose qui nous semble primordiale : nous faisons face, à notre époque, à une multitude de questions qui attendent toujours une multitude de réponses. Mais il est sans doute plus facile pour l’esprit complotiste de nier ces évidences, plutôt que d’accepter d’y réfléchir… ensemble.


Une lecture à compléter par les éclairages apportés par Sebastian Dieguez, dans un podcast où il est question d’histoire, de sociologie et de psychologie proposé par la RTS (Radio Télévision suisse), le 19 février 2022.

D’après un article publié dans Conspiracy Watch le 17 juin 2021.