Le principal argument des complotistes et des sites de « réinformation » est de prétendre « penser différemment » des discours officiels et d’apporter une autre analyse que celle partagée par l’opinion majoritaire. Si l’objectif initial peut sembler honorable, « penser différemment » n’est-il pas quelque chose de personnel et qui devrait demeurer privé ? Car ce n’est qu’au moment où on exprime sa pensée publiquement que l’on peut être sujet au jugement des autres.

Dans la forme, « penser différement » ne justifie pas d’être jugé. En revanche, dans le fond, la façon dont on exprime sa pensée donne une impression à ceux qui la reçoivent. Cette impression dépend tant de notre façon d’exprimer notre pensée que de la façon dont l’autre entend notre propos. Le degré d’intimité (ou d’amitié) avec notre interlocuteur joue aussi un rôle prédominant car, quelqu’un qui nous connaît bien en sait déjà assez sur nous pour ajuster son impression de façon cohérente.

Dans les faits, « penser différemment » n’est donc pas le problème en soi. En revanche, il convient de se poser certaines questions avant d’exprimer sa pensée : comment est-ce que j’exprime ce que je pense ? Suis-je catégorique, intolérant, vindicatif ? Suis-je dans le jugement ou fais-je preuve d’empathie ? À qui est-ce que je m’adresse ? Qui est mon interlocuteur ? Sait-il qui je suis ? Est-ce un ami ou un inconnu ?

Les faits plutôt que les croyances

Dans la Bibliothèque Vigilante, nous recevons chaque jour de nombreux courriels d’internautes qui se posent des questions sur la nature de nos recherches, de nos sources ou pour nous remercier du travail éclairant que nous faisons ici. D’autres en revanche nous accusent de désinformation, voire de chercher à imposer notre pensée comme une certitude, une doxa. C’est sur ce dernier point qu’ils se fourvoient car la Bibliothèque Vigilante ne s’embarasse pas d’« opinions » ni de « pensées », encore moins de « croyances », mais se concentre uniquement sur les faits, sourcés, avérés et, surtout, vérifiables.

Chacun est en droit d’avoir sa propre opinion, mais les faits sont les mêmes pour tous.

Michael Specter

Nous évitant toujours des jugements inappropriés et partant du principe fondamental que nos interlocuteurs aussi sont libres de penser ce qu’ils veulent, nous répondons à chacun avec respect et humanité, préférant faire appel à notre tête plutôt qu’à notre cœur. Car « penser différemment » ne signifie pas forcément « penser faux ». De même, nous sommes bien conscients que ceux qui ne sont pas d’accord avec nous sur notre compréhension du monde ne sont pas obligatoirement des théoriciens du complot.

Faire preuve d’esprit critique

Puisque l’objet de cet article est de s’intéresser à cette notion de « penser différemment », rappelons néanmoins que par définition, le complotiste ne pense jamais par lui-même. Il butine de sites en réseaux sociaux à la recherche de toute information qui irait dans le sens de sa pensée, de ses convictions, de ses idées reçues. Puis il claironne à qui veut l’entendre qu’il a la « vérité » et que tous les autres sont des idiots ou des « moutons » et qu’ils se trompent. Or penser différemment ne signifie pas simplement que l’on pense, mais c’est admettre aussi que l’autre peut penser différemment.

Faire preuve d’esprit critique commence toujours par la prise de conscience de son propre biais de confirmation. Le biais de confirmation est le biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses, ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses convictions, ce qui se traduit par une réticence à changer d’avis. Nous vous invitons à lire notre codex des biais cognitifs pour en savoir plus au sujet des mécaniques de la pensée humaine.

Ouvrir la voie au dialogue

Il va de soi que s’affranchir des thèses complotistes et de la désinformation ne doit pas nous empêcher de comprendre le monde qui nous entoure, ni tenter d’appréhender les signaux faibles d’une élite soucieuse de dicter une certaine « vérité » et décider des priorités qui doivent être les nôtres. Il est bon de rappeler que certaines conspirations s’avèrent réelles (le Watergate, par exemple) et que le fait de le reconnaître peut ouvrir la voie à une discussion authentique et respectueuse dans les deux sens. À l’inverse, ce qui a le moins de chances de persuader un théoricien du complot de réfléchir à nouveau, c’est de le ridiculiser.

En conclusion, l’important est de savoir exprimer sa pensée lorsque c’est approprié, mais sans jamais l’imposer comme une certitude. Ce n’est qu’en apportant des arguments cohérents pour étayer nos propos, avec logique et esprit critique, sans jamais faire d’amalgame entre « penser différemment » et « penser faux » que nous entrons alors dans le débat constructif, où la conscience a sa juste place et où les jugements n’embrouillent plus la raison.