Encensé par la complosphère, relayé avec une débauche marketing par André Bercoff (SudRadio), Pascal Praud (Cnews), Xavier Azalbert (France-Soir), Valeurs Actuelles ou Radio Courtoisie, ce que révèle le dernier livre de Pierre Chaillot n’est certainement pas la « véracité » des théories complotistes antivax, mais bien le caractère purement politique et religieux du phénomène conspirationniste. Qui est Pierre Chaillot ? Quels sont les profils des adeptes des théories du complot ? En quoi le complotisme s’apparente-t-il à de l’intégrisme religieux ? Une analyse inspirée par les travaux de l’Observatoire du Conspirationnisme et par les recherches en sociologie de la religion et de l’imaginaire.
Qui est Pierre Chaillot ?
Statisticien français qui se réclame de l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’auteur appuie ses démonstrations par sa prétendue expérience dans cet organisme. Un problème troublant se pose néanmoins : l’Insee ne cesse de démentir ses propos fallacieux, allant jusqu’à nier son implication au sein de sa structure. Dans les faits, M. Chaillot appartient au corps de l’Insee, mais il n’est qu’en « détachement dans une collectivité territoriale » depuis 2019, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Bénéficiant d’un plan média sur toute la complosphère covidosceptique, son livre « Covid-19, ce que révèlent les chiffres officiels » — un pavé indigeste de 400 pages — a été relayé sur de très nombreux portails et journaux de désinformation conspirationnistes, comme sur les chaînes d’infox de médias d’extrême droite. Rappelons que le 26 mars 2021, Pierre Chaillot avait cosigné une tribune avec l’épidémiologiste Laurent Toubiana (Inserm), proche des « rassuristes », Laurent Mucchielli et Jacques Bouaud, respectivement sociologue de la criminalité et expert en systèmes informatiques d’aide à la décision médicale. Ces derniers y prétendaient, sans preuve, que les chiffres du Covid étaient falsifiés, suggérant que la mortalité était liée au Rivotril, un sédatif utilisé lors de soins palliatifs pour soulager la douleur.
Il est intéressant de noter que l’Insee comme l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), institut d’appartenance de Laurent Toubiana, s’étaient totalement désolidarisés de cette étude. Le manque d’expertise évident des auteurs les conduisit à un cruel manque de rigueur, tant dans les termes et méthodes employés que dans la confusion des concepts, donnant naissance à une étude injustifiable qui ne fut jamais validée par des pairs, une étape pourtant indispensable pour pouvoir parler de « publication scientifique ». Le 29 janvier 2021, l’Insee avait pourtant déclaré une mortalité « très supérieure à celle observée lors des épisodes grippaux et caniculaires sévères des années précédentes ». Est-il nécessaire de rappeler à ces hurluberlus qu’au 31 mars 2021, le Covid-19 fut associé à 95 000 morts en France ?
Comment expliquer le succès de ces ouvrages ?
Désinformation, complotisme et pseudosciences New Age s’épanouissent pourtant en librairie ! De nombreux ouvrages, pour certains des « succès », véhiculent leur lot d’infox, conférant légitimité et crédibilité aux théories conspirationnistes. On se souviendra la réussite de « Big Pharma démasqué », sorti Printemps 2021 aux Éditions Trédaniel, un éditeur catholique intégriste fortement ancré à l’extrême droite. Si la plupart des gens s’indignent que de tels ouvrages aux relents complotistes soient placés en tête de gondole à la Fnac ou en haut des résultats de recherche sur les plateformes en ligne, qu’est-ce qui explique la bonne fortune de ces pamphlets polémiques ?
Il y a certainement l’argument redoutable — celui par lequel les mystiques de tous les temps ont voulu faire sombrer la raison humaine — « nous sommes censurés ». Or, si tel est le cas, c’est principalement parce que leurs arguments ne sont justement pas crédibles. Sans doute jouissent-ils aussi d’une forme de régression intellectuelle ambiante, favorisée par l’essor des réseaux numériques et du « prêt-à-penser » idéologique, cette information facile à comprendre et tant affectionnée par les partisans des théories du complot. Or cette victimisation s’avère être un packaging marketing plutôt efficace lorsqu’il s’agit de vendre de la fake news facile à consommer. « Si on cherche à me bâillonner, c’est que j’ai une vérité à révéler », remarque le chroniqueur, essayiste et politologue Tristan Mendès-France dans l’émission #33 des Déconspirateurs.
Ainsi, un marketing victimaire couplé à une sorte d’achat dit « militant », idéologique et identitaire, où le « consommateur-croyant » acquière ces ouvrages parce qu’il est convaincu que sa croyance est « vraie ». Sans oublier la puissance algorithmique des plateformes de vente en ligne qui relaient — involontairement, j’ose le croire —, des contenus ayant un fort potentiel de séduction, malgré une piètre qualité littéraire ou scientifique. En effet, malgré un impact potentiellement favorable d’un point de vue économique, le livre de Pierre Chaillot n’en demeure pas moins invisible d’un point de vue scientifique. Mais les algorithmes se moquent bien de cette rigueur. Ce qui leur importe avant tout, c’est de proposer un contenu adapté et formaté aux croyances et aux a priori de celles et ceux qui recherchent ces contenus. D’où la prolifération virale inquiétante de ces ouvrages marginaux.
Enfin, le livre est appuyé par cette frange radicale militante de « laissés-pour-compte du système », lesquels croient dur comme fer que nos élites veulent les détruire et qui sont prêts à donner le peu d’argent qui leur reste simplement parce qu’un gourou « antisystème » leur a recommandé de le faire ! « Toute la race des devins est avide d’argent » disait Créon à Tirésias. Par surcroît, ces ouvrages sont appuyés par l’empreinte idéologique indéniable de l’extrême droite, laquelle « pousse » cette désinformation avec l’objectif évident de radicaliser une partie de la population. Cette dernière, qui se contente aujourd’hui d’acheter des livres et de militer en ligne, mais qui le moment venu sera prête à rejoindre les rangs de tout leader à l’idéologie intolérante. Prendre conscience de ce fait indéniable ne peut que nous remémorer la douloureuse histoire du siècle précédent. Car le fascisme n’apparaît jamais sans crier gare. Il s’alimente des peurs et des angoisses des êtres, s’insinuant tel un virus, insidieusement, mais inexorablement dans les sociétés humaines.
« Ce n’est pas parce qu’ils sont peu nombreux qu’ils ne sont pas dangereux »
Pareillement, le complotisme se traduit aussi, dans la réalité, par des actions violentes, radicales ou des appels à la haine. Au-delà de leur caractère purement idéologique, la diffusion des croyances complotistes entraîne de nombreuses conséquences comportementales, tant sur le plan individuel que dans les échanges sociaux. Même s’il est vrai que ce n’est pas l’unique raison de ces attaques contre des infrastructures numériques, quelques antennes-relais furent néanmoins abattues dès 2020 et les années suivantes par des hordes séditieuses qui pensaient que le vaccin était lié au déploiement de la 5G.
Les deux années dernières et la pandémie de Covid-19 virent ainsi fleurir une violence désinhibée et assumée, voire parfaitement eugéniste lorsqu’il fut question de « l’épuration des plus faibles », en référence au fait que le virus ne s’attaquait qu’aux personnes les plus vulnérables. Plus récemment, l’ex-leader des gilets jaunes Christophe Chalençon fut condamné à 8 mois de prison ferme après des menaces de mort et des appels à « pendre des journalistes ». Si le complotisme est donc bien une réalité, c’est surtout le reflet d’un fléau sectaire ultra-violent qu’il convient de combattre avec rigueur et fermeté.
Les mouvements extrémistes, catalyseurs de mécontentement
Les complotistes sont le symptôme de quelque chose d’inquiétant, où cette radicalisation « introduite » sur la toile de façon massive — par des hordes de trolls adeptes d’une certaine forme d’« économie de la collaboration » — peut inciter des franges extrémistes minoritaires à « basculer » vers des actions violentes en dehors d’Internet. Ce fut aussi le cas en 2018 avec les Barjols, ce groupuscule d’extrême droite identitaire qui fut démantelé après avoir envisagé une attaque violente contre le président de la République Emmanuel Macron. En outre, une autre action tout aussi explosive éclata aux États-Unis le 6 janvier 2022, avec l’invasion du Capitole qui fut, comme chacun sait désormais, orchestrée par l’ancien président Donald Trump et ses troupes de fondamentalistes bien-pensants.
Cette petite « musique séditieuse » de vouloir renverser la démocratie est un fait réel qu’il convient de ne pas prendre à la légère. Car tout en prétendant s’opposer à une « dictature sanitaire », les complotistes véhiculent en secret une envie, une passion inavouée pour la tyrannie, celle de basculer dans un système autrement plus autoritaire que celui qu’ils prétendent combattre. Lors des dernières élections présidentielles, la quasi totalité des figures de proues de la complosphère ont appelé à voter Marine Le Pen. Ce message alarmant se répète à l’envi dans presque toutes les mouvances conspirationnistes, qu’elles soient antivax, négationnistes, antisémites, ufologiques, New Age ou pro-Kremlin. On retrouve là cette espèce de « pack idéologique » propre à la complosphère, véritable danger en terme de santé publique.
Au cœur du complotisme : l’intégrisme religieux
Si les études sur le phénomène complotiste n’ont de cesse de mobiliser l’attention de nombreux chercheurs, c’est bien parce que celui-ci s’immisce dans toutes les sphères de nos sociétés. Le conspirationnisme est devenu au fil des décennies l’étendard des mouvements antisystèmes, un porte-drapeau politique, religieux et un faire-valoir de l’embrigadement des jeunes publics. En ce sens, les théories du complot sont une véritable mythologie mêlant politique et religion. En effet, nous ne pouvons que remarquer combien les antiques dieux bibliques ont désormais laissé leur place aux « machinations des Sages de Sion », aux capitalistes ou aux Illuminati…
Bien plus qu’une paranoïa collective, le conspirationnisme est une nouvelle mouvance qui exprime très clairement une montée en puissance mythologique, renvoyant à une forme de religiosité, laquelle s’inscrit dans une sorte de réenchantement du Monde. En ce lieu, les « prophètes » et les « démons » s’affrontent, dans une ère de numérique et de modernité exacerbée, au cœur de notre monde social. Sans renier le caractère profondément politique des mythes complotistes, il est intéressant de se questionner sur le fait que les théoriciens du complot et leurs adeptes relaient avant tout un message religieux, une nouvelle foi, celle de la « Vérité absolue ». Ainsi nous pouvons prétendre que le conspirationnisme est, in fine, une nouvelle expérience du sacré.
Tout d’abord, le croyant complotiste accède à un niveau de « connaissances » par une quête initiatique personnelle, dictée par des gourous, des chefs spirituels, des leaders conspirationnistes. Puis, il s’enferme dans des croyances dogmatiques qu’il s’empresse de partager et de diffuser, tandis qu’il renie toutes les théories allant à l’encontre des siennes. De fait, nous prenons alors conscience que le complotisme possède de fort nombreuses analogies avec la religion.
Une nébuleuse mystique et ésotérique
Néanmoins, le complotisme n’est pas qu’un mouvement superstitieux. Il fait aussi appel au pouvoir de l’imaginaire, caractérisé par la multiplication et la prolifération éparse et nombreuse des images, des symboles, et un va-et-vient incessant où expertise critique et impressions s’accumulent, se précipitent, se détruisent. C’est un phénomène propre à notre époque, favorisé par ces Internets à l’effrayante fixité des émotions qui remplissent nos vies uniformes, et par un accès illimité à toutes sortes d’informations plus ou moins véridiques et plus ou moins vérifiables.
Ainsi que l’expliquait Michael Barkun, professeur émérite de sciences politiques à l’université Maxwell School of Citizenship & Public Affairs, si les degrés de croyance sont nombreux, et si les adeptes de ces dogmes sont issus de groupes sociaux variés, « tous vont crescendo vers l’irrationnel ». En effet, la plupart du temps, les contenus thématiques des croyances conspirationnistes s’amalgament de façon systématique en un galimatias mêlant la politique à l’histoire, l’économie aux sciences, la géopolitique au surnaturel, ou encore l’ésotérisme aux croyances en des sociétés mythiques comme celle des Atlantes ou de l’abracadabrant « complot reptilien ».
Les leaders conspis, véritables guides spirituels
Pour en revenir aux figures emblématiques de la complosphère, tel Pierre Chaillot dont il fut question plus haut, sous des allures de « prophètes » ces personnes se présentent comme des leaders qui diffusent des « révélations » voire des « prophéties ». Celles-ci séduiront un grand nombre d’individus qui se questionnent sur « ce qui est caché » ou « ce que l’on ne nous dit pas ». En inspirant confiance auprès de leurs sympathisants, ces « messagers » tiennent un rôle primordial dans la formation et la diffusion de la croyance aux complots. En fin de compte, ils apportent de manière quasi héroïque et magique, la « preuve » tant attendue par leurs fidèles que leurs doutes étaient fondés. En cela, ils font figure de « messies » dotés d’une « mission », laquelle se trouve légitimée par la dévotion portée à leur « cause ».
Séduisant certains publics par leur caractère révolutionnaire et contestataire, les chefs complotistes — agitateurs fort habiles dont l’appât du gain dicte les discours — deviennent d’authentiques mentors, ralliant à leur cause des adeptes qui les perçoivent alors comme les seuls et uniques référents légitimes.
Les mythes conspirationnistes, au-delà de leur caractère purement idéologique, possèdent donc aussi un caractère religieux. Qu’ils soient de droite ou de gauche, politisés ou non, athées, croyants ou anarchistes, les complotistes ont malgré tous en commun ce goût pour une certaine conception du sacré, pour son expérience et un besoin inéluctable de croire. De fait, les leaders conspirationnistes actuels ont parfaitement compris que le complotisme s’inscrit dans cet ensemble de mythes modernes qui acquièrent audience et adhésion par l’actualité médiatique d’une part et par la ritualisation d’autre part (figures de sauveurs vs boucs émissaires).
Internet, canal de contagion du complotisme
Nouveau support de prédilection des néo-révolutionnaires, antisionistes et autres anti-satanistes conspis, les réseaux sociaux offrent une audience sans précédent à toutes les déclinaisons thématiques du « Grand complot ». Depuis des millénaires, certains évènements de l’Histoire de l’humanité ont suscité autant d’émotions que de biais cognitifs, car échappant à la compréhension des humains qui en furent les témoins. Depuis l’avènement du Web, chaque évènement entraîne dès lors un nombre difficilement quantifiable de « contre-expertises » discréditant les thèses officielles. Ce qui est intéressant — et un fait nouveau que seul pouvait permettre Internet — c’est la prolifération quasi instantanée de ces contre-vérités et l’attitude automatique de remise en question des faits.
La pluralité informationnelle offerte par les réseaux numériques offre à l’internaute curieux et suspicieux un choix considérable d’interprétation du réel. En résulte une logique simpliste et manichéenne, où l’individu complotiste croira plus facilement son voisin, curieux et soupçonneux comme lui, plutôt que la version des élites, une entité insaisissable et donc forcément mauvaise. Nous en revenons donc à ce combat homérique entre le bien et le mal, recyclé et réadapté à l’ère du « tout numérique », avec ses prophètes 2.0, ses anges et ses démons pédosatanistes… « On nous ment ! » scande le slogan complotiste. Reste à chacun de définir ce « on », selon ses aspirations idéologiques, qu’elles soient religieuses ou politiques.
De fausses réponses aux vrais problèmes
En puisant ses sources dans les mythologies et les différentes théogonies de l’humanité, le conspirationnisme vise à initier l’adepte à la « vraie » marche du monde, et à la place que chacun se doit d’occuper, rejoignant là quelques archaïques doctrines sectaires, rigides et intolérantes de notre Histoire. Un monde où il est question de peurs, de besoins, de désirs, de rêves et des angoisses propres à nos sociétés contemporaines. Car le complotisme se nourrit des frustrations sociales et politiques, en leur donnant une tournure idéologique et religieuse, source du pire des intégrismes.
Finalement, les complotistes fondamentalistes et les conspirationnistes d’extrême droite sont un réel danger. Non seulement pour leur atteinte à la santé publique ; pour leur velléité factieuse de destruction et de révolte ; parce que leurs mouvements ne se meuvent que pour les intérêts égoïstes de leurs chefs spirituels, mais surtout par qu’ils mystifient leurs adeptes, leur apportant de fausses réponses aux vrais problèmes de ce monde.
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Les 5 règles de la rhétorique conspirationniste
Nier la complexité du réel, établir des corrélations factices, réfuter toutes les théories officielles, établir une structure mythique de l’histoire, être animé par l’obsession des signes du « complot » : telles sont, selon Emmanuel Taïeb, les cinq règles de la rhétorique conspirationniste. Emmanuel Taïeb est professeur des Universités en Science politique à Sciences Po Lyon.
1. Nier la complexité du réel
En d’autres mots, c’est adopter une vision monocausale (une seule et unique cause) des évènements de l’histoire de l’humanité.
2. Établir des corrélations factices
C’est-à-dire relier des faits isolés et les interpréter par le prisme d’un complot imaginaire.
3. Réfuter toutes les théories officielles
En restant perméable à toute démonstration qui ne va pas dans le sens de ses croyances. Ainsi, le complotiste part du principe qu’une information qui va dans le sens de sa croyance est forcément vraie. De même, une autre qui irait à l’encontre de sa « vérité » ne peut qu’être falsifiée. Cette rhétorique irrationnelle est une pierre angulaire de la pensée conspirationniste.
4. Établir une structure mythique de l’histoire
On retrouve ici un mythe fondateur chez les conspirationnistes, où l’histoire du monde serait dominée par des forces occultes, le plus souvent assimilées à des sociétés secrètes.
5. Être animé par l’obsession des signes du « complot »
Les « chercheurs de Vérité » — c’est souvent ainsi que les conspirationnistes se font appeler — sont obsédés par les « signes », les indices et les « preuves » du complot en lequel ils croient. Ils se pensent munis d’une mission, celle de devoir « prêcher la bonne parole » afin de convaincre un maximum d’adeptes.