Il y a longtemps que nous avons envie de rendre compte du courage et de l’abnégation d’une femme, journaliste d’investigation engagée et inspirante, véritable lanceuse d’alerte(s) en Russie : Maria Borzunova, fidèle à son métier malgré la pression des autorités. Moins de trois ans depuis son interview pour EUvsDisinfo (un projet européen qui traite et répond aux campagnes de désinformation émanant de la Russie), nous souhaitons à notre tour retraduire ici son propos, ainsi que celui de Dozhd TV, de ses collègues Ilya Shepelin, Aleksandre, Sonia et de tous les autres journalistes russes indépendants qui ne peuvent désormais plus librement exercer leur métier dans leur pays, pas même pour y raconter la vie des Russes et de la Russie.

Maria Mikhaylovna Borzunova est une jeune journaliste russe qui travaille pour Dozhd TV [du russe Дождь, « la pluie » – NDLR], la seule chaîne de télévision du pays qui soit demeurée indépendante jusqu’à sa fermeture définitive en mars 2022. Créée en avril 2010 par Natalia Sindeïeva, la chaîne est également connue sous le nom de Rain TV. Au départ animé avec un de ses collègues, Ilya Shepelin, Maria diffuse un programme hebdomadaire sur YouTube intitulé « Fake News », dont l’objectif est de démystifier la désinformation diffusée par les chaînes de télévision nationales dominantes en Russie, lesquelles sont principalement contrôlées par le Kremlin.

Bien qu’elle continue d’y défier les médias de propagande à la solde du pouvoir de Vladimir Poutine, elle ne peut plus le faire depuis la Russie. En effet, le 1er mars 2022, à la demande du parquet général russe, les fournisseurs d’accès Internet ont définitivement bloqué le site Internet du média ainsi que son application. La chaîne avait continué à couvrir l’invasion russe de l’Ukraine, malgré l’interdiction et les menaces du président russe. Cette décision de faire taire les toutes dernières voix dissonantes ou antiguerre n’est que la continuité d’une attaque sans précédent menée par le pouvoir. Car il n’y a malheureusement pas que l’Ukraine à souffrir de la belligérance du « maître de toutes les Russies », l’État se livre depuis longtemps à une guerre féroce contre la liberté de la presse en Russie et, en fin de compte, contre la liberté d’expression de la société civile en général. En témoigne ces nombreux autres médias qui ont été fermés depuis cette date, voyant les accès à leurs chaînes définitivement bloqués par le régime.

C’est notamment le cas de Meduza, un média que nous avons l’habitude de consulter et qui a aussi fermé ses locaux en Russie. Derrière leurs papiers, il y a des humains avec qui nous échangeons souvent, ils produisent de l’information de qualité, des enquêtes d’investigation et de terrain dignes des plus grands groupes éditoriaux. Ekho Moskvy (l’Écho de Moscou), la station de radio historique de la capitale moscovite a également été réduite au silence le 3 mars 2022. Au total, ce ne sont pas moins de 150 journalistes indépendants, dont la plupart de l’équipe de Rain TV, qui auraient fui la Russie depuis le début des hostilités.

Maria Borzunova et Ilya Shepelin sur le plateau de Fake News

En haut, de gauche à droite : Maria Borzunova lors du tournage d’un épisode de « Fake News », dans les studios de Rain TV. En bas : la journaliste accompagnée par Ilya Shepelin, sur le plateau de la web-série (© Rain TV).

Dans son interview à EU Vs Disinfo, Maria Borzunova ne se contentait pas d’expliquer les raisons de la dominance des fake news dans les grandes chaînes de télévision russes, ou de la réaction du pouvoir lorsque Rain TV est apparu dans le paysage audiovisuel, elle y partageait aussi ses réflexions et ses inquiétudes au sujet des risques encourus par les journalistes indépendants en Russie.

Certains médias, tel le dernier grand journal indépendant Novaya Gazeta, ont tenté de résister à l’oppression de l’État en expliquant à leurs lecteurs qu’ils s’autocensuraient lorsqu’ils couvraient la guerre. D’autres, comme Meduza et le Moscow Times, ont choisi déménager leurs bureaux à l’extérieur du pays pour continuer d’émettre.

Mais concernant Dozhd TV, ces deux options étaient inacceptables. Pour la fondatrice de la chaîne Natalia Sindeïeva, « la seule solution était de fermer ». Parce qu’il convient de se rappeler qu’en 2019, la Russie a pris des mesures pour isoler sa population de l’Internet mondial, notamment par l’introduction d’une loi Internet « souveraine » qui a élargi le contrôle de l’État sur l’infrastructure Internet. Les journalistes travaillant en Russie ont tous été confrontés, dès l’année dernière, à un réseau complexe de tactiques répressives de la part de l’État, notamment une loi qualifiant de nombreux médias indépendants d’« agents étrangers », voire pire encore : « d’indésirables ». Cette loi inique n’impose essentiellement des sanctions qu’aux organes de presse, rendant leurs activités à l’intérieur de la Russie totalement illégales, y compris les contacts qu’elles pourraient entretenir avec des sources ou des réseaux potentiels.

Maria Borzunova lors de la marche pour Ivan Golounov

La correspondante de Dozhdj TV Maria Borzunova, en reportage lors de la marche de soutien à Ivan Golounov, le 12 juin 2019 (Photographie distribuée par Alexander Krassotkin).

Pour The Guardian qui a recueilli en mars dernier un autre témoignage de Maria, celle-ci raconte qu’il était devenu impossible d’être journaliste « de façon honnête » au regard de cette loi. « Et comme nous sommes une chaîne de télévision, qui a besoin de studios et d’équipements, nous ne pouvions pas simplement entrer dans la clandestinité ou déménager à l’étranger. Il n’y avait pas d’autre choix que de fermer », explique-t-elle.

Par chance, le rédacteur en chef adjoint de Rain TV, Dmitry Elovky, a pu s’enfuir à temps en Lituanie. Maria Borzunova et son amie Sonia Groysman se sont réfugiées avec le reste de l’équipe à Istanbul. Elles expliquent avoir choisi « la seule destination possible étant donné le manque d’options alternatives à l’Ouest. […] Les pays européens ont fermé leur espace aérien aux compagnies aériennes russes qui, à leur tour, ont annulé les vols internationaux ». Tandis qu’elles s’interrogent sur leur avenir et celui de leurs concitoyens, le plus difficile est d’imaginer que « la guerre semble avoir tué le journalisme indépendant en Russie ». Selon elles, il semble y avoir peu de chances qu’elles puissent rentrer dans leur pays tant que le régime de Vladimir Poutine ne sera pas renversé.

L’an passé, bien qu’ils soient injustement taxés d’« agents de l’étranger », il était encore possible en Russie d’accéder aux sites Internet de certains médias indépendants, comme Meduza, Dozhd TV, Mediazona et même l’antenne de la BBC en Russie. Comme le concède le journaliste, musicien et cinéaste Aleksandre Gorbatchev, « ce n’était évidemment pas une situation confortable, mais c’était une situation supportable si vous vouliez faire du bon journalisme. »

Ancien directeur de publication de Meduza mais ne pouvant exercer son métier dans de bonnes conditions et craignant pour sa vie et celle de sa famille, Gorbatchev et sa femme ont aussi fui la Russie ensemble. Travaillant depuis l’étranger ils sont désormais confrontés à un nouveau défi, celui de trouver la meilleure façon de rendre compte de la vie des Russes, en particulier celles des manifestants antiguerre ou des militants pour les droits sociaux qui ne peuvent ni continuer leurs actions ni quitter le territoire. « Avec la loi criminalisant les “fausses informations” [c’est-à-dire celles qui ne vont pas dans le sens du discours du Kremlin – NDLR], le journalisme est devenu fondamentalement illégal en Russie, purement et simplement. »

Alexandre Gorbatchev, rédacteur en chef de Meduza

Aleksandre Gorbatchev, ancien directeur de publication de Meduza (© Artemi Matiounine ; archives personnelles d’Alexandre Gorbatchev).

Étant nous-mêmes lecteurs de cette presse indépendante russe, rappelons que la consultation de ces journaux impliquait — depuis la Russie — de s’y connecter avec prudence et en suivant les recommandations émises par ces médias en matière de protection de l’anonymat. Mais il était toujours possible pour les journalistes moscovites de raconter la vie des Russes et de la Russie. « Juste des histoires intéressantes sur la façon dont les gens vivent, c’est ce que nous faisions à Holod », témoigne avec regret le rédacteur en chef de Meduza.

Assez de morts, assez de colère, assez de sang, tout cela nous suffit à nous et nos enfants. Le régime actuel a aussi bombardé ma vie […] j’ai perdu mon emploi, le rêve bien-aimé que j’ai construit pendant 12 ans, une énorme partie de mon cœur, mais cette douleur n’est rien comparée à la mort d’êtres humains.

Lettre de Natalia Sindeïeva à Tina Kandelaki, Margarita Simonian et Maria Zakharova (20 mars 2022).

Ilya Shepelin, le collègue de Maria Borzunova avec qui elle animait la chaîne « Fake News », était en congé à Tbilissi lorsque les forces militaires russes ont envahi l’Ukraine. Il a décidé de se réfugier dans la capitale georgienne et de ne pas retourner travailler en Russie, par peur de représailles. Considérant maintenant que son objectif est de riposter aux messages officiels du gouvernement russe concernant son invasion militaire en Ukraine, il reste conscient que la guerre risque de contribuer à faire encore plus avancer le Kremlin vers un Internet restrictif et cloisonné, comme celui de son voisin la Chine.

Avec leurs confrères exilés, Maria Borzunova et Ilya Shepelin continuent de faire circuler l’information en Russie, démystifiant la propagande mensongère des médias proches du pouvoir. En effet, « la seule façon de changer le régime est de l’intérieur », rappelait récemment le Dr Konstantinos Komaitis, conseiller en politiques publiques au sein de l’association américaine Internet Society (ISOC).

ШЕПЕЛИН

« Je ne suis plus sûr d’être journaliste, au sens traditionnel du terme. Aujourd’hui j’appelle mon travail de la contre-propagande », déclarait Ilya Shepelin après le lancement de l’émission « En route pour les preuves » sur ШЕПЕЛИН, sa chaîne YouTube éponyme (du russe Shepelin, littéralement « l’aumônier » ou « celui qui instruit » — un patronyme prédestiné). De son côté, « Fake News », le programme d’information initié par sa collègue Maria résiste encore et toujours à la désinformation des médias du Kremlin !

Pour ces journalistes, le vœu le plus cher est que les Russes prennent rapidement conscience que leurs greniers et leurs frigos sont vides, quoi que leur raconte la télévision. Et Ilya, de conclure sur une note d’espoir : « Ils réaliseront qu’ils ont été dupés sur cette guerre par le Kremlin depuis le début. Et c’est là que nous intervenons, prêts à dire la vérité. »

En illustration de cet article : Maria Borzunova, Fake News #20, Comment les contrefaçons sont fabriquées : la confession de l’opérateur VGTRK (© Rain TV, février 2019).


EU vs Disinfo

Projet phare européen initié en 2015, les objectifs de EU vs Disinfo sont de mieux prévoir, de traiter et de répondre aux campagnes de désinformation émanant de la Fédération de Russie, lesquelles touchent plusieurs de ses pays limitrophes, l’Union européenne et ses États membres.

La lettre de Natalia Sindeïeva

Vendredi 18 mars 2022, à l’occasion du 8e anniversaire de l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine avait donné un discours devant un public galvanisé, lors d’un meeting dans le stade emblématique de Loujniki. La citation en fin de notre article est extraite de la lettre de Natalia Sindeïeva de Rain TV, qu’elle avait deux jours plus tard adressée à ses trois consœurs et anciennes amies, Tina Kandelaki, Margarita Simonian et Maria Zakharova, acquises désormais à la cause de Vladimir Poutine et de la guerre. Tina Kandelaki est mannequin et c’est aussi la journaliste vedette sur Pervi Kanal, la première chaîne de télévision nationale de Russie. Margarita Simonian est plus souvent citée, puisqu’elle est rédactrice en chef des publications en langue anglaise, de la télévision, du réseau d’actualités internationales Russia Today (RT, cf. annuaire de notre site), et de l’agence gouvernementale d’informations Rossia Segodnia, l’organisme de communication officiel de la Russie à l’international créé par un décret du président russe le 9 décembre 2013. Maria Zakharova est également journaliste et c’est aussi une diplomate. Elle dirige l’information et la presse du ministère des Affaires étrangères de Russie, tout en demeurant l’unique porte-parole de ce ministère (depuis 2015).

L’affaire Golounov

Auteur de nombreuses enquêtes visant la corruption exercée au niveau des hautes sphères du pouvoir, Ivan Golounov est un journaliste indépendant russe au sein du journal Meduza, arrêté le 6 juin 2019 par la police sur la base de « preuves » falsifiées. Dans un communiqué, l’ONG Reporters sans frontières avait estimé que cette affaire Golounov « met en lumière l’impunité complète dont jouissent les policiers corrompus » en Russie et que « le comportement suspect de la police suggère un coup monté ». Le 11 juin, trois quotidiens russes, Kommersant, Vedomosti et RBK, consacrent leurs « Une » au journaliste, celles-ci portant l’inscription « Je suis, nous sommes Ivan Golounov ». L’affaire provoque une vague d’indignation inédite dans tout le pays. Cinq jours après son arrestation et après une importante mobilisation de la société civile, Ivan Golounov est libéré, blanchi de toute accusation.