Dans un article du 29 mars 2022 publié sur The Conversation et intitulé « Pour contrer infox et propagande, le fact-checking ne suffit pas », Laurent Petit, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de la Sorbonne nous invite à nous méfier des pensées narratives de plus en plus instrumentalisées par les spécialistes de la communication politique, les stratèges du marketing ou de l’art de la guerre.

La rencontre avec des personnes tenant des discours complotistes ou relayant de fausses informations est toujours chose déconcertante. Lorsqu’il s’agit de personnes relativement proches de nous et que l’on sait capable de remise en question ou d’esprit critique, une question nous vient aussitôt à l’esprit : « Comment en sont-ils arrivés là ? » Quels sont les biais cognitifs — ou les manquements de l’insertion dans une société, quoi qu’on en dise, démocratique — susceptibles d’apporter un début de réponse ?

Comme le soutient Laurent Petit, il serait regrettable de s’en tenir à des explications sociales, culturelles ou psychologiques. Le souci est qu’il y a derrière les « infox », intentionnellement ou pas, une « part de vérité » comme on dit. Or de la « part de vérité » à la volonté de « dévoiler la vérité » il n’y a qu’un pas, que la méfiance envers les médias (alors qualifiés d’ « officiels »), envers la science ou les institutions aide à franchir. Au phénomène du complotisme et des fake news nous pouvons opposer une raison plus profonde : c’est que tout est désormais « mis en récit », qu’il s’agisse du marketing publicitaire, du jeu, de la politique, voire de la science elle-même.

Le « récit », arme redoutable de désinformation

L’humanité a toujours su cultiver l’art de raconter des histoires, un art au cœur des liens sociaux de notre espèce. Or depuis les années 1990, cet art a été investi par les logiques de communication du capitalisme triomphant, sous l’appellation anodine de « storytelling ». Derrière les spots publicitaires, dans l’ombre des campagnes électorales, se cachent les techniciens du storytelling management ou du digital storytelling, qui construisent la vie politique comme un récit, pour mieux conditionner les esprits des consommateurs et des citoyens. Une véritable « machine à raconter des histoires » et à formater les esprits, qui oblitère le raisonnement rationnel au profit d’un « récit » comme instrument de contrôle, bien plus efficace que toutes les imageries orwelliennes des sociétés totalitaires.

Il est certain qu’aucune activité sociale ne semble aujourd’hui épargnée par les théories du complot et les fake news. Les racines de cette méfiance ne sont sont donc pas à rechercher uniquement dans les travers du « numérique » ou des réseaux sociaux, mais plutôt dans cette injonction généralisée à « faire récit », laquelle ceinture l’expression publique. L’interprétation des faits semble en effet de plus en plus circonscrit à des récits qui se présentent comme des commentaires autorisés. Sans chercher à les excuser, les réactions superficielles et trop souvent simplistes que l’on constate sur les réseaux sociaux découlent, sans aucun doute, en partie de ce verrouillage.

L’expansion du storytelling nourrit une méfiance généralisée

Ajoutons que ces récits ne s’embarrassent guère de vérité, mais au contraire la manipulent. Il n’y a qu’à souligner ici la puissance des récits alternatifs et de la « réinformation », véhiculée avec une ampleur de moyens souvent insoupçonnée (consulter notre Annuaire du Complotisme pour s’en rendre compte), par des groupes de pression politiques ou des États illibéraux. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en fournit des exemples quotidiens, le plus énorme étant certainement la prétendue russophobie des Ukrainiens, « un premier pas vers un génocide » selon Vladimir Poutine.

Cet enchevêtrement des récits scientifiques, médiatiques et politiques, conduit inévitablement à une confusion entre autorité et popularité. À tout mettre sur le même plan, l’imbroglio des récits qui en résulte aboutit à une affreuse cacophonie, dont l’échappatoire peut sembler résider dans la recherche d’un indice de popularité, comme nous ont habitués à le faire les géants du Web — Google en premier lieu — pour qui un clic équivaut à un vote.

Dans ce régime où l’autorité et la popularité se confondent, un récit devient naturellement plus vrai qu’un autre s’il est plus populaire qu’un autre. Lorsqu’on ne sait plus où se trouve la « vérité », alors pourquoi ne pas choisir le récit le plus facile à comprendre, le plus facile à partager, le plus conforme à ses convictions et à ses idées reçues, celui qui demande le moins d’efforts, qui ne nécessite pas de remise en cause de ses schémas cognitifs préconçus, quand il n’alimente pas une tentation extrémiste, révolutionnaire, voire complotiste ?

Faut-il cultiver le doute constructif ?

À l’école, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) existe et dans les collèges et les lycées les professeurs-documentalistes font un travail remarquable. En témoigne la 33e édition de la « semaine de la presse et des médias dans l’École » organisée par le CLEMI.

La semaine de la presse dans les écoles en 2015, reportage en collège (France 3 Nouvelle-Aquitaine).

Le remède mis en avant ici pourrait sembler paradoxal au regard du mal : il s’agirait d’apprendre à douter ! Mais pas n’importe comment. Comme le souligne très justement le professeur Laurent Petit, « il n’est pas question d’introduire le doute nihiliste à tout et sans aucun discernement, car ce serait faire passer l’ignorance des faits et des mécanismes de la communication pour la manifestation la plus aboutie de l’esprit critique ». Il s’agit plutôt de développer le doute constructif, celui qui amène à une suspension provisoire du jugement, dans l’attente d’investigations plus poussées menées de façon plus rationnelle et méthodique.

Ce doute-là, qui encourage à poser les « bonnes » questions pour ensuite trouver des éléments de réponse plausibles et rationnels, n’est autre que celui qui est pratiqué dans la recherche. Les réponses sont certainement provisoires, dans tous les cas contestables, mais diffusées et partagées dans le respect des règles collectives de la discussion.

Ainsi, si les outils de fact-checking se multiplient, il convient donc, pour utiliser au mieux ces antidotes, d’être déjà sensible aux risques de la désinformation. Et donc de cultiver une forme de doute constructif. En conclusion, Laurent Petit appelle à un art du questionnement, fondé sur les méthodes de la recherche et à inculquer à nos enfants dès le plus jeune âge, afin de permettre de soumettre toutes les informations à un questionnement fécond, et sans jamais sombrer dans la remise en question indifférenciée et systématique.

Source : Pour contrer infox et propagande, le fact-checking ne suffit pas.