Il va de soi que la prolifération des fake news est un fait indéniable. Mais les récits alarmistes sur la multiplicité des récits alternatifs et de la désinformation en ligne continuent de gagner du terrain, malgré les preuves que leur prévalence et leur impact sont surestimés. En s’appuyant sur des recherches scientifiques remettant en question l’utilisation des big data dans les sciences sociales et le débat public, les chercheurs Sacha Altay, Manon Berriche et Alberto Acerbi du Centre pour la Culture et l’Évolution de l’Université Brunel de Londres décortiquent quelques idées reçues sur la désinformation et les défis qu’elles soulèvent.
Six idées fausses sur la désinformation
Les trois premières idées reçues concernent la prévalence et la circulation de la désinformation. Premièrement, l’internet ne regorge pas de fausses informations ou de nouvelles, mais de contenus viraux et divertissants. Deuxièmement, les scientifiques ont tendance à se concentrer sur les médias sociaux parce que c’est plus pratique d’un point de vue méthodologique, pourtant la désinformation n’est pas seulement un problème lié aux médias sociaux. Ainsi qu’interrogeait Pierre-André Taguieff dans Les Théories du Complot, la diffusion de « fake news » est-elle uniquement une des conséquences de la paranoïa nourrie par la multitude des rumeurs qui se propagent sur Internet et les médias sociaux ? Probablement pas. Troisièmement, les fausses informations ne se propagent pas plus vite que les vraies ; la façon dont nous définissons la mauvaise information influence nos résultats et leurs implications pratiques.
Les trois autres préjugés concernent l’impact et la réception des « fake news » pour le public. En premier lieu, les gens ne croient pas tout ce qu’ils voient ou lisent sur le Web : le simple fait de partager un contenu ne signifie pas forcément que l’on y croit. Secondement, l’influence des fausses informations sur le comportement des internautes est exagérée car elles prêchent souvent à l’attention des publics enclins à y croire. À ce sujet, nous vous invitons à parcourir notre codex des biais cognitifs, particulièrement l’étude des biais de confirmation ou de la persistance dans les croyances. En effet, les gens ont tendance à privilégier les informations qui confirment leurs idées. Troisièmement, les individus sont plus susceptibles d’être mal informés que désinformés ; les enquêtes surestiment les perceptions erronées et en disent peu sur l’influence causale de la désinformation. Pour bien comprendre et combattre la désinformation, les recherches futures doivent relever ces défis.
Les préoccupations concernant la prolifération des infox augmentent dans le monde entier
En 2019, selon une étude américaine de la Lloyds Register Foundation, 57 % des internautes de toutes les régions du monde, de tous les groupes socio-économiques et de tous les âges considéraient les fausses informations, ou « fake news », comme une préoccupation majeure. Cette inquiétude est plus répandue dans les régions où les inégalités économiques sont importantes et où il existe une polarisation ethnique, religieuse ou politique, ce qui entraîne un affaiblissement de la cohésion sociale et de la confiance dans les institutions ou dans les médias. L’année suivante, une seconde étude révélait que les internautes avaient davantage peur des « fake news » que de la fraude et du harcèlement en ligne.
Cependant, la littérature scientifique à ce sujet est claire. Les nouvelles non fiables, y compris les nouvelles fausses, trompeuses, de mauvaise qualité ou hyper partisanes, représentent une infime partie du pourcentage d’information accessibles en ligne et dans les médias traditionnels (journaux, télévision, etc.) Dans les faits, la plupart des gens ne partagent pas les nouvelles non fiables. En moyenne, les gens jugent les « fake news » moins plausibles que les vraies nouvelles, les médias sociaux ne sont pas les seuls coupables et l’influence des infox sur les grands événements sociopolitiques est fortement exagérée.
Un décalage entre débat public et débat scientifique
En raison de ce décalage entre le discours public et les résultats empiriques obtenus au travers de ces multiples études, de plus en plus de recherches soutiennent que les récits alarmistes sur la désinformation doivent être analysés comme résultant d’une « crainte morale ». En particulier, ces récits peuvent être caractérisés comme l’une des nombreuses « techno-paniques » (Marwick, 2008) qui ont émergé avec l’essor des médias numériques. Cette méfiance se répète de manière cyclique, et est alimentée par un large éventail d’acteurs tels que les médias de masse, les décideurs politiques et les « experts ».
Un exemple bien connu est la diffusion du drame radiophonique d’Orson Welles, La guerre des mondes, en 1938, qui a été rapidement suivi par des titres alarmistes de la presse affirmant que les Américains souffraient « d’hystérie collective ». Quelques années plus tard, le psychologue Hadley Cantril donnera une crédibilité académique à cette idée en estimant qu’un million d’Américains croyaient réellement à l’invasion martienne. Néanmoins, son affirmation s’est avérée totalement infondée.
Comme l’explique Brad Schwartz dans son livre Broadcast Hysteria (2015, p. 184) « Avec l’outil statistique grossier de l’époque, il n’y avait tout simplement aucun moyen de juger avec précision combien de personnes avaient écouté La Guerre des mondes, et encore moins combien d’entre elles en avaient été effrayées. Toutes les preuves – l’audience du Mercury Theatre, le nombre relativement faible de lettres de protestation et l’absence de dommages causés par la panique – suggèrent en réalité que peu de gens ont écouté et encore moins y ont réellement cru. Tout le reste n’est que conjecture. »
Le « Mythe de la panique de la guerre des mondes » est une parfaite illustration de la façon dont la recherche universitaire peut alimenter, et légitimer, les idées reçues sur la désinformation. Depuis le début du XXIe siècle, une pléthore de recherches a documenté le rôle joué par les médias et le discours politique dans la construction d’un récit alarmiste sur la désinformation.

Internet est-il rempli de fausses informations ?
Durant la campagne présidentielle américaine de 2016, les 20 principales « fake news » sur Facebook ont accumulé près de neuf millions de partages, réactions et commentaires, entre le 1er août et le 8 novembre (BuzzFeed, 2016). Mais que signifient neuf millions d’interactions sur Facebook ? Si les 1,5 milliard d’utilisateurs de Facebook en 2016 avaient commenté, réagi ou partagé un seul contenu par semaine, les neuf millions d’engagements avec le top des infos non vérifiées ne représenteraient que 0,042 % de toutes leurs actions pendant la période étudiée.
Selon une estimation, aux États-Unis, entre 2019 et 2020, le trafic internet en direction des sites web non dignes de confiance a augmenté de 70 %, tandis que le trafic vers les sites web dignes de confiance a augmenté de 47 %, ce qui en réalité est factuellement faux. En effet, le trafic vers les sites web dignes de confiance est d’un ordre de grandeur supérieur au trafic sur les sites web complotistes ou diffusant de fausses nouvelles. En mars 2020, les sites web diffusant des infox ont reçu 30 millions de vues supplémentaires par rapport à mars 2019, alors que le trafic vers les sites des grands médias nationaux a augmenté de deux milliards !
Ces deux exemples soulignent la nécessité de s’intéresser sérieusement aux chiffres entourant la désinformation et de les mettre en perspective avec les réelles pratiques d’information des internautes. Outre-Atlantique, l’internaute moyen passe moins de 10 minutes par jour à consommer des actualités en ligne ; en France c’est moins de cinq minutes. En outre, la consommation de désinformation est fortement biaisée : 61 % des français ne consultent pas ou peu de sources non fiables, et une petite minorité de personnes est à l’origine de la plupart des fausses informations consommées et partagées en ligne. Or nos analyses des réseaux de la désinfosphère nous permettent d’arriver à ces mêmes conclusions. Vous pouvez le constater par vous-même en consultant notre annuaire des sites de désinformation : bien que ces derniers soient fort nombreux, leurs propriétaires font en réalité partie d’un réseau minoritaire au regard de l’ensemble des diffuseurs de contenus présents sur Internet.
Remettre les chiffres dans leur contexte
Tout comme Internet n’est pas truffé d’information, il n’est pas non plus truffé de désinformation. Lorsque les gens veulent s’informer, ils consultent principalement des sites d’information fiables ou, plus couramment, ils allument la télévision. La désinformation reçoit peu d’attention en ligne par rapport aux informations fiables et, à son tour, les informations fiables reçoivent peu d’attention en ligne par rapport à tout ce que les gens font sur Internet. Les internautes n’utilisent pas Internet principalement pour s’informer, mais plutôt pour se connecter avec leurs amis, pour faire des achats, travailler, et plus généralement pour s’y divertir. Il est important de documenter le grand volume d’interactions générées par la désinformation, mais il ne faut pas y voir une preuve de sa prédominance. Les données massives (big data) sont la règle sur Internet et, pour être bien compris, les chiffres doivent être replacés dans le contexte de l’ensemble de l’écosystème de l’information.
Cela dit, il n’est pas toujours possible pour les chercheurs de considérer la situation dans son ensemble puisque l’accès aux données des médias sociaux est restreint et souvent partiel. Par conséquent, de nombreuses questions restent en suspens et les conclusions sont parfois incertaines, même lorsque des entreprises privées donnent accès à d’énormes quantités de données. Par exemple, malgré sa taille sans précédent, l’ensemble de données sur les URLs publié par Facebook, via le programme de Social Science One, ne comprend que les URLs qui ont été partagées publiquement au moins 100 fois. Ce seuil de 100 partages publics surestime par un facteur de quatre la prévalence de la désinformation sur Facebook. Pour mieux évaluer l’ampleur de la désinformation et les contextes de communication (par exemple, privés, semi-publics et publics) par lesquels elle circule, il faut améliorer l’accès aux données et multiplier les analyses sur l’ensemble des « très grandes plates-formes ».
Les théories du complot existaient bien avant l’apparition des réseaux sociaux
Le numérique, et les médias sociaux tout particulièrement, réduisent considérablement le coût de l’accès, à la production et au partage de contenus et des informations. Le paysage médiatique n’est plus soumis au même contrôle que dans les médias et autres supports traditionnels, et la désinformation, comme tout autre contenu, est plus facile à diffuser. Ce simple fait peut nous laisser penser que la désinformation était moins répandue dans le passé (par rapport aux informations fiables). Cependant, nous devons être prudents lorsque nous comparons les grands ensembles de données dont nous disposons aujourd’hui avec les ensembles de données beaucoup plus pauvres du passé. Il est essentiel également de résister à la tentation d’idéaliser ce passé. Il n’y a pas eu d’Âge d’or où les gens ne croyaient et ne communiquaient que des informations vraies.
La désinformation, comme les rumeurs, est une caractéristique universelle des sociétés humaines, et non une exception moderne. Avant l’avènement d’internet, dans les années 70, des rumeurs sur les « voleurs de sexe » sont nées des interactions entre inconnus sur les marchés et se sont répandues dans toute l’Afrique. Alors qu’il travaillait sur le continent africain, l’anthropologue Julien Bonhomme a été confronté à ce phénomène étonnant : des personnes furent accusées de voler ou de rétrécir les parties génitales d’inconnus à l’occasion d’une simple poignée de main dans la rue. En 1969, des rumeurs sur des femmes enlevées et vendues comme esclaves sexuelles ont aussi proliféré dans la ville française d’Orléans.
Lors de la grande répression de la « sorcellerie » aux XVIe et XVIIe siècles, on a vu surgir la croyance qu’un pouvoir occulte et organisé menaçait la société. Un siècle plus tard, l’abbé Barruel fait paraître ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, dans lesquelles il présente la Révolution française comme le résultat d’un complot maçonnique, idée qui est toujours reprise par certains théoriciens du complot. Initialement publié en Russie en 1903, Les Protocoles des Sages de Sion est un document antisémite tristement célèbre. Écrits à Paris en 1901 par Mathieu Golovinski, les Protocoles se présentaient comme des comptes rendus de réunions secrètes rassemblant de grands personnages de confession Juive échafaudant des plans de domination mondiale. En réalité, ce faux document s’inspire d’un pamphlet de Maurice Joly publié en 1864 à Bruxelles, intitulé Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, et qui critiquait la politique de Napoléon III. Adolf Hitler lui-même était persuadé de l’authenticité des Protocoles, tant l’idée d’un complot juif mondial était structurante dans sa pensée. Le conflit israélo-palestinien a relancé la diffusion de ce texte dans le monde musulman. Et l’on rencontre encore sur Internet des « démonstrations » d’une authenticité pourtant réduite à néant depuis longtemps. Il existe d’innombrables exemples historiques d’informations non vérifiées qui se propagent depuis la nuit des temps.
Nous ne pouvons pas toutes les signaler. Ce que nous voulons dire, c’est que l’on ne peut pas supposer que la désinformation est plus courante aujourd’hui simplement parce qu’elle est plus disponible et plus facilement mesurable. Au contraire, nous nous devons d’adopter des vues plus nuancées sur le rôle des médias sociaux dans le problème de la désinformation, du moins jusqu’à ce que davantage de travaux soient menés sur ce problème dans les médias traditionnels et les réseaux hors ligne.
Les fausses informations se propagent-elles plus vite que les infos vérifiées ?
L’idée selon laquelle les fausses informations se propageraient plus rapidement que les infos vérifiées a été amplifiée et légitimée par un article influent publié par le MIT le 8 mars 2018 dans la revue de référence Science, lequel prétendait que « une information vraie met six fois plus de temps à parvenir à 1500 personnes sur Twitter que si elle était fausse ». L’étude a rapidement été couverte par divers médias internationaux tels que le New York Times, le Washington Post ou encore Slate. Elle fut également citée plus de 3 000 fois dans la littérature scientifique.
Pourtant, les auteurs de l’étude en question n’ont pas examiné la diffusion des vraies et des fausses nouvelles en ligne mais uniquement les « nouvelles contestées » que les fact-checkers avaient classé comme vraies ou fausses, laissant de côté un grand nombre de nouvelles non contestées mais extrêmement virales (par exemple le mariage de la famille royale au Royaume-Uni ou l’arrivée de Messi au PSG). Les auteurs eux-mêmes ont pourtant expliqué publiquement ce biais d’échantillonnage. Malgré cela, les journalistes et les scientifiques ont rapidement généralisé cette idée reçue à l’excès, omettant les nuances de l’étude initiale.
Des études ultérieures ont donné des résultats contradictoires : les preuves scientifiques et la vérification des faits ont été davantage retweetées que les fausses informations pendant la pandémie de COVID-19 et les nouvelles provenant de sites partisans ne se sont pas diffusées plus rapidement que les nouvelles classiques sur Twitter. De plus, une étude multi-plateforme n’a trouvé aucune différence dans le schéma de diffusion des nouvelles provenant de sources fiables et de celles provenant de sources douteuses. Cela ne signifie pas que les conclusions de la première étude ne sont pas valables, mais plutôt que la façon dont les informations et la désinformation sont définies influence l’ampleur perçue du problème et les solutions pour le combattre.
Toutefois, si l’on exclut les informations hyper-partisanes de la catégorie des « fake news » (comme CNews, FranceSoir ou encore Réseau International), les informations fiables ont largement dépassé les fausses. Les informations politiquement biaisées qui ne sont pas fausses pourraient avoir des effets néfastes, mais appartiennent-elles à la catégorie des fausses informations ? Comme l’explique une autre étude (Rogers, 2021), « des définitions plus strictes de la désinformation (sites complotistes, pseudo-science, conspiration, extrémisme…) atténuent l’ampleur du problème, tandis que des définitions plus larges (ajoutant les sites « hyperpartisans » et « de réinformation » servant de piège-à-clic) l’augmentent, quoique rarement au point de surpasser les médias grand public ». Évidemment, il serait impossible de trouver une typologie unanime qui placerait chaque nouvelle dans la « bonne » catégorie, mais il est important d’être conscient des limites des catégories que nous utilisons.

Idées fausses sur l’impact et la réception des fausses informations
Les effets des médias sont de plus en plus mesurés via des méthodes de big data négligeant les personnes et accordant peu d’attention au contexte de communication. Comme l’expliquaient Danah Boyd et Kate Crawford dans un article présenté lors du Symposium sur les dynamiques de l’internet et de la société : Une décennie avec internet, organisé par l’Oxford Internet Institute, le 21 septembre 2011, « il est tentant de confondre prévalence et impact, mais la diffusion d’informations inexactes doit être distinguée de la manière dont elles sont reçues par les publics. »
Partager ou aimer n’est pas croire. Les gens interagissent avec des informations erronées pour diverses raisons : pour se socialiser, pour exprimer leur scepticisme, leur indignation ou leur colère, pour signaler leur appartenance à un groupe ou simplement pour se divertir. Mesurer le simple engagement des internautes à l’égard des « fake news » n’est pas suffisant pour estimer l’impact réel de la désinformation sur nos vies. Comme le notent María Celeste Wagner et Pablo J. Boczkowskii, « les études qui mesurent l’exposition aux fausses infos semblent parfois se réduire à l’acceptation du contenu en raison de sa simple consommation, exagérant donc peut-être les effets négatifs potentiels […] les études futures devraient méthodologiquement tenir compte du partage critique ou ironique des faux contenus ».
Gardons à l’esprit que les gens ne sont pas de simples réceptacles passifs d’informations. Ils sont actifs, ils interprètent et ils domestiquent les technologies de manière complexe et inattendue. Les internautes sont majoritairement plus sceptiques que crédules lorsqu’ils naviguent en ligne. La confiance dans les médias est certes faible, mais la confiance dans les informations rencontrées sur les réseaux sociaux l’est encore plus. Et les gens déploient une variété de stratégies pour détecter et contrer la désinformation, comme la vérification de différentes sources ou le recours à des outils et sites de vérifications des faits. De même, les populistes d’extrême droite, les antivax ou les anti-masques, déploient des stratégies de vérification sophistiquées pour « fact-checker » les nouvelles à leur manière et produire une « contre-expertise ».
Parfois, cependant, les gens croient ce qu’ils voient sur Internet et les mesures d’engagement se traduisent par une croyance. Pourtant, même lorsque la désinformation est crue, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle a changé l’esprit ou le comportement de quelqu’un. Tout d’abord, les gens consomment en grande partie des fausses informations politiquement acceptables. Autrement dit, ils consomment des informations erronées avec lesquelles ils sont déjà d’accord ou qu’ils sont prédisposés à accepter. Ce problème est bien connu dans les politiques publiques sous le nom de perception sélective (cf. codex des biais cognitifs). Plus notoirement, les humains déclarent être de plus en plus préoccupés par les problèmes environnementaux sans pour autant adapter leurs comportements en conséquence.
Dans le monde réel, il est difficile de mesurer l’ampleur du changement d’attitude provoqué par la désinformation, et c’est une tâche ardue que d’évaluer son impact sur le comportement des gens. Cela signifie-t-il que l’hésitation à se faire vacciner est causée par les théories du complot ? Non, il se pourrait que l’hésitation à se faire vacciner et la croyance dans les théories du complot soient toutes deux causées par un autre facteur, comme une faible confiance dans les institutions. Générer des interactions sur les médias sociaux est à la portée de tous, mais mobiliser des militants ou persuader des électeurs est beaucoup plus difficile.
Très récemment, après la diffusion de la rumeur complotiste selon laquelle les élections présidentielles en France seraient truquées, les complotistes étaient effectivement susceptibles de croire que c’était le cas. Un appel à voter pour le camp de Marine Le Pen fut d’ailleurs relayé en masse par la quasi totalité des sites de « réinformation » et influenceurs de la complosphère. Cependant, cette croyance en « l’élection volée » était presque entièrement partagée par des personnes prédisposées à ne pas voter pour Emmanuel Macron, et la diffusion de la rumeur n’a eu aucun effet mesurable sur l’intention des gens de voter pour lui.
L’idée que l’exposition à la désinformation (ou à l’information) puisse avoir une influence forte et directe sur les attitudes et les comportements des individus provient uniquement d’une analogie trompeuse de l’influence sociale, selon laquelle les idées infecteraient les esprits humains comme les virus infectent les corps humains. Les Français n’ont pas voté pour Emmanuel Macron en avril 2022 parce qu’ils avaient subi un lavage de cerveau. Nous l’affirmons catégoriquement : le « lavage de cerveau » n’existe pas.
De nombreuses personnes sont mal informées (plutôt que désinformées)
Les titres sur l’omniprésence des fausses informations sont légion dans les médias et se fondent le plus souvent sur des enquêtes d’opinion. Mais dans quelle mesure les sondages en question mesurent-ils bien les croyances erronées des publics interrogés ? En 2018, des chercheurs de l’École UCLA Luskin des affaires publiques (Los Angeles, Californie) ont analysé 180 enquêtes d’opinion sensées mesurer la croyance en la désinformation. Ils ont constaté que plus de 90 % de ces enquêtes ne comportaient pas d’option explicite du type « ne sait pas » ou « sans opinion ». Or, les chercheurs ont constaté que le fait de ne pas fournir ou de ne pas encourager les options de ce type stimulait encore plus les suppositions. En somme, les éléments de l’enquête mesurant la désinformation surestiment la proportion dans laquelle les personnes sont mal informées, éclipsant de fait celles qui sont simplement non informées.
De la même manière, les croyances conspirationnistes sont notoirement difficiles à mesurer et les enquêtes ont tendance à exagérer leur importance. Par exemple, les participants aux enquêtes affichent une préférence pour les options de réponse positives (oui/non, ou d’accord/pas d’accord), ce qui accroît de 50% l’adhésion des sondés avec les déclarations, y compris pour les théories du complot. De plus, l’absence d’options « ne sait pas », ainsi que l’impossibilité d’exprimer sa préférence pour les explications conventionnelles par rapport aux explications conspirationnistes, surestiment grandement la prédominance des croyances dans les théories du complot.
Ces problèmes méthodologiques ont contribué à des récits alarmistes non étayés sur la supériorité des théories du complot, comme le fait que QAnon puisse devenir un courant de pensée dominant. Le problème est que les sondages auxquels font référence ces récits ne mesure pas l’appartenance réelle à QAnon, laquelle est plutôt faible (environ 6 % des sondés) et reste relativement stable depuis octobre 2017, date de son apparition.
Des solutions ont été proposées pour surmonter ces défauts et mesurer les croyances erronées avec plus de précision, comme l’inclusion de mesures de confiance ou le fait de ne considérer comme mal informés que les participants qui disent fermement et en toute confiance croire les éléments de désinformation. Pourtant, même lorsque les personnes déclarent croire réellement en des théories conspirationnistes, ces croyances erronées sont très instables dans le temps, bien plus que le fait de croire en Dieu (par exemple). À titre d’illustration, les réponses des personnes affirmant être sûres à 100% que le dérèglement climatique n’a pas lieu usent des mêmes propriétés de mesure que les réponses des personnes affirmant être sûres à 100% que les continents ne bougent pas ou que la terre est plate. La réponse d’un participant à un instant T ne permet donc jamais de prédire quelle sera sa réponse l’instant suivant.
Les chiffres des sondages ne sont pas forcément représentatifs de la réalité
Pendant la pandémie mondiale de coronavirus, de nombreuses personnes se sont soi-disant engagées dans des pratiques d’hygiène extrêmement dangereuses pour lutter contre le COVID-19 en raison de la désinformation rencontrée sur les médias sociaux, comme boire de l’eau de Javel diluée ou consommer du phosphate de chloroquine, un produit utilisé pour nettoyer les aquariums. Cela a donné lieu à des titres tels que « Coronavirus : des milliers de morts à cause de la désinformation, selon une étude » (RTBF, 11 août 2020). Cependant, ces « études » sont restées muettes quant à la causalité, et ne peuvent être considérées comme une preuve que la désinformation a eu un quelconque impact causal sur le comportement des gens (France info, octobre 2020).
Par exemple, 39% des Américains ont déclaré avoir adopté au moins une pratique sanitaire non recommandée par le CDC, 4% des Américains ont déclaré avoir bu ou s’être gargarisés avec un désinfectant ménager, tandis que 4% ont déclaré avoir bu ou s’être gargarisés avec de l’eau de Javel diluée. Toutefois, ces pourcentages ne doivent pas être pris au pied de la lettre. En effet, une seconde enquête identique a révélé que ces réponses inquiétantes étaient en réalité entièrement attribuables à des sondés qui avaient également déclaré « avoir récemment eu une crise cardiaque fatale » ou « manger du béton pour sa teneur en fer ». Les auteurs de ces enquêtes en concluent que « une fois que les sondés inattentifs, farceurs ou négligents sont retirés de l’échantillon analysé, nous ne trouvons aucune preuve que les gens ingèrent des désinfectants toxiques pour prévenir l’infection à la Covid-19 ».
Comment améliorer la lutte contre la désinformation ?
Pour bien comprendre et combattre la désinformation, il est donc crucial d’avoir ces angles morts méthodologiques à l’esprit, sinon nous risquons d’aggraver les problèmes que nous voulions combattre en premier lieu. Tout comme la désinformation, les idées fausses concernant la désinformation peuvent avoir des effets délétères, comme détourner l’attention et les ressources de la société des problèmes socio-économiques sous-jacents et alimenter encore plus la méfiance des gens envers les médias.
Malgré les préoccupations légitimes que suscite la désinformation en ligne, les gens sont plus susceptibles d’être non informés que mal informés. Si les internautes partagent autant de fausses informations, c’est généralement parce qu’ils ne s’intéressent pas à l’information en général ou qu’ils choisissent de ne pas s’informer. La désinformation est probablement plus un symptôme de problèmes socio-économiques et psychologiques plus profonds plutôt que la cause de ces problèmes.
Comme pour un virus, combattre les symptômes peut aider, mais cela ne doit pas nous détourner des causes réelles, ni occulter la nécessité de lutter pour un accès universel à une information exacte, transparente et de qualité.
Sources : Altay, S., Berriche, M., Acerbi, A. (2021). Misinformation on Misinformation: Conceptual and Methodological Challenges. Centre for Culture and Évolution, Brunel University London. Consulter l’étude dans sa forme originale sur le site de l’Université Brunel (en Anglais).