Les plateformes de streaming en ligne sont de plus en plus populaires ces derniers temps, et parmi elles, Gaia s’impose comme l’une des plus prisées. Alors que Netflix reste la référence en matière de diffusion de films et de séries, Gaia se démarque en proposant un contenu très différent : le business de la « pleine conscience » et des théories conspirationnistes.
Selon ses promoteurs, « Gaia est une plate-forme dédiée au développement personnel et qui nourrit l’âme et l’esprit de ses membres. » Leur objectif est clair : « créer un réseau permettant à nos membres de se retrouver dans une communauté d’esprit. » Tant pis si ladite communauté se nourrit de croyances New Age farfelues ou qu’elle croit à l’existence d’un alien momifié au Pérou.
« La pleine conscience » en illimité
Derrière Gaia se cache la personnalité atypique de Jirka Rysavy. Ce Tchèque de 64 ans est l’archétype parfait du rêve américain. Arrivé aux États-Unis sans un sou et aucune notion d’anglais, ce diplômé en ingénierie est aujourd’hui devenu multimilionnaire, qualifié par les uns de « moine excentrique » et par ses pairs de « serial entrepreneur ». Mais avant de se tourner vers le filon de la désinformation, la compagnie née au Colorado et cotée au Nasdaq a vendu Gaiam, sa marque de vêtements de yoga en 2016. Les profits générés ont été investi dans un nouveau service de SVoD à grands renforts d’investissements marketing avec, pour résultat, une hausse drastique des abonnements.
La vente de Gaiam a laissé Gaia avec un compte bancaire surchargé, une équipe réduite et un objectif plus précis, ce qui a dynamisé le PDG et les employés restants. Elle a également précipité des changements culturels plus profonds. Gaia a continué à proposer des contenus sur le yoga, mais s’est orienté vers la théorie de la conspiration et le New age.
Ces théories, toutes controversées, semblent donc fasciner de nombreux utilisateurs, qui se ruent sur la plateforme pour en découvrir de nouvelles. Et c’est ce qui explique en partie le succès grandissant de Gaia, qui attire de plus en plus d’abonnés friands d’informations occultes. En effet, le catalogue de Gaia est une collection kaléidoscopique d’affirmations fantasques, de théories du complot et de mysticisme Nouvel Âge.
Dans un imbroglio abscons, on y trouve aussi bien des allégations d’un « gouvernement de l’ombre » — le fumeux Deep State si cher aux complotistes — derrière les attaques terroristes du 11 septembre 2001, mêlées à des vidéos de méditation. Des « vérités » interdites sur les sommets secrets du président Dwight D. Eisenhower avec des extraterrestres à Palm Springs sont présentées aux côtés de techniques de méditation. Sans oublier le mélange hallucinant d’espions psychiques de la CIA voyageant dans le temps, de dangers supposés des vaccins, d’observations de Bigfoot, de secrets d’alchimistes pour transmuter le plomb en or ou du plan machiavélique de la holding JPMorgan pour couler le Titanic (véridique).

Une ascension discrète en pleine vague de fake news
L’ascension discrète de Gaia, qui intervient au milieu d’une marée sociale montante de désinformation dangereuse illustre comment les théories du complot peuvent encore être reconditionnées de manière professionnelle avec un vernis de respectabilité. Gaia est une société cotée au Nasdaq ; les analystes de Wall Street sont optimistes quant à sa croissance et ses actions sont détenues par des fonds communs de placement de marque.
L’impact de ces « faits alternatifs » est particulièrement évident dans les opérations de Gaia. La mentalité conspirationniste de l’entreprise a imprégné le bureau lui-même, se mêlant aux préoccupations commerciales traditionnelles pour créer un lieu de travail surréaliste, post-vérité, où règne la paranoïa. Sur les réseaux sociaux, certains employés émettent l’hypothèse que leur employeur utilise des moyens surnaturels « pour envahir leurs rêves » et d’autres pensent être « manipulés par des énergies cristallines ». D’ailleurs, on peut lire sur le site de la société que « chez Gaia, notre campus est devenu une sorte de palais de cristal. Un cristal se dresse fièrement dans chaque coin du bâtiment. Qu’il s’agisse d’une améthyste ou d’un quartz fumé, ces cristaux incitent les employés à rester connectés aux forces métaphysiques de la vie. »
En février 2021, des journalistes de BusinessInsider Mexico se sont entretenu avec une trentaine d’employés actuels ou anciens de Gaia pour pénétrer dans l’entreprise secrète du Colorado et tenter de comprendre comment une société autrefois pionnière dans le secteur du yoga est devenue un colporteur de théories conspirationnistes inquiétantes, et comment elle s’est laissée envahir par les fantasmes qu’elle colporte.
Yoga, antivax et recherches secrètes des nazis
« Pendant la guerre froide, les scientifiques américains se sont appuyés sur les recherches nazies pour perfectionner la technologie anti-gravité des soucoupes volantes. Ils ont toutefois supprimé les résultats en raison de leurs effets potentiellement ruineux sur l’industrie des combustibles fossiles. »
Bien que cette théorie ne soit qu’un mythe, c’est en tout cas ce qu’affirme la série documentaire « Deep Space » présente sur la plateforme de stremaing Gaia, parmi plus de 8 000 autres titres que compte son catalogue éclectique et croissant de pseudo-enquêtes dites « alternatives ». On y découvre aussi bien des contenus orientés sur le yoga, mais aussi des vidéos dites de « Transformation », qui ont trait à la spiritualité et la foi.
À l’autre bout du spectre se trouve « Searching for the Truth » [Recherche pour la Vérité – ndla], une collection sauvage de théories du complot et d’affirmations incroyables. Les conjectures abondent sur les complots secrets, les chemtrails et les « élites satanistes » ; une section entière du site intitulée « Cabale », qui présente des images sinistres de marionnettistes, prétend dénoncer les « gouvernements de l’ombre » et les « tromperies stratégique ».
Pour seulement 11,99 dollars par mois, Gaia entend donc favoriser une « évolution de la conscience » et à rejeter ce que son créateur milliardaire appelle « le récit dominant ». Sans surprise, on retrouve ici le sociolecte habituel des adeptes des théories complotistes et de l’alt-right américaine.
Gaia, ou le programme d’une religion ?
Unanimes, les représentants de Gaia déclarent que leur « contenu couvre l’esprit, le corps et la spiritualité et est destiné à plaire à une grande variété de personnes » et que la majorité de leur audience actuelle est constituée de contenus sur le yoga et la « transformation ».
Mais en tant que dépositaire d’un tel éventail de contenus alternatifs, Gaia a créé une plateforme puissante pour attirer les utilisateurs dans son monde parallèle. Ils viennent peut-être chercher des conseils de yoga, mais ils repartent convaincus que des géants parcouraient autrefois l’Amérique, que des aliens ont bâti les pyramides ou que des puces invisibles se cachent dans les injections vaccinales pour mieux contrôler les populations.

Du yoga à l’extrêmisme radical
En parcourant et visionnant quelques reportages New Age sur Gaia, on prend conscience comme l’entreprise cherche à encourager ses utilisateurs à se déplacer le long de ce spectre. On commence par une vidéo spirituelle très douce puis, lentement, Gaia recommande un contenu un peu plus extrême puis un troisième encore plus radical. Indéniablement, il ya chez Gaia une volonté de chercher à convertir l’utilisateur à la cause de la « recherche de la vérité ».
Les outils de ciblage publicitaire sophistiqués de Facebook sont essentiels au succès de Gaia. Chaque année, l’entreprise investie des dizaines de millions de dollars dans la machine publicitaire du réseau social pour développer son audience. Et si Facebook affirme désormais sévir contre la désinformation, ce dernier a pourtant vanté les prouesses de Gaia dans l’utilisation de ses outils pour cibler de nouveaux utilisateurs dans une étude de cas de 2017.
Élargir la conscience ou glaner de nouveaux fidèles ?
À Louisville, dans le Colorado, près de la smart-city de Boulder, le campus qui abrite Gaia est orné de cristaux éblouissants et de tailles imposantes. Pour se ressourcer, les 130 employés peuvent parcourir un vaste labyrinthe de pierre ou sortir pieds nus pour se reposer sur le sol. Il y a une salle de méditation et les séances de yoga sont quotidiennes. Les travailleurs organisent des cérémonies pour marquer le solstice et l’équinoxe, brûlent de la sauge à l’intérieur et des chamans visitent régulièrement les bureaux.
Bien que plusieurs sources à Boulder aient fait l’éloge de leurs collègues, de leur ouverture d’esprit et de la mission de Gaia d’élargir la conscience humaine, fin 2016, les employés ont été confrontés à un document les informant que Gaia était déterminée à « éliminer les non-croyants ». Cela a ulcéré un certain nombre d’employés de longue date qui s’étaient engagés à vendre du yoga, non pas des histoires extravagantes de soucoupes volantes nazies et d’extraterrestres.
Dans un ordre d’idée plus terrestre, les collaborateurs de Gaia ont rencontré un autre problème avec son fondateur, M. Rysavy. Dans les faits, ce dernier qui contrôle 81 % des actions de l’entreprise dispose d’un droit de vote unique et maintient un contrôle étroit sur les décisions, laissant peu de place à l’opposition. Il est de surcroît intensément axé sur la finance, une position que certains travailleurs considèrent comme contraire à la rhétorique utopique de Gaia.
Gaia alimente la paranoïa
Selon de nombreuses sources, l’entreprise peut être très secrète, ne partageant parfois que peu d’informations avec ses employés sur sa stratégie ou sur le pourquoi de ses actions. Les téléphones portables y sont interdits lors des réunions d’entreprise, et Rysavy semble viscéralement opposé à être photographié.

Parmi les employés les plus influençables de Gaia, devenir un « chercheur de vérité » est un terrain fertile pour toutes sortes de rumeurs. Il y a « beaucoup de gens qui rejoignent l’entreprise parce qu’ils s’intéressent à des choses comme les conspirations et ils y croient vraiment », a déclaré un ancien employé. « Vous mettez ces gens dans un environnement où la direction ne veut pas leur dire ce qui se passe. Et vous vous retrouvez avec beaucoup d’histoires insensées et des gens qui ne font plus confiance à rien ni personne. »
Gaia a également des liens avec la société de biotechnologie Telomeron, située sur le même campus, qui mène des recherches sur la prolongation de la vie. Certains employés adeptes des théories conspirationnistes sont par ailleurs convaincus que Rysavy y chercherait « le secret de l’immortalité » (sic).
Mysticisme Nouvel Âge et extrême droite
Il y a quelques années, Jay Weidner, directeur du contenu chez Gaia, avait affirmé dans un podcast que les Noirs et les Amérindiens avaient un QI inférieur aux blancs en raison de la « consanguinité ».
Ces commentaires ignobles lui valurent un flot de critiques acerbes, certains employés exprimant leur incrédulité quant au fait qu’il puisse travailler pour une organisation « spirituellement éclairée » tout en professant de telles croyances, et mettant en évidence une confluence du mouvement New Age et de l’extrême droite suprémaciste Américaine. Jay Weidner a depuis quitté l’entreprise.
Néanmoins, il est intéressant de noter que pendant la pandémie de Covid-19, une partie de la communauté spirituelle du yoga a adopté les théories du complot de QAnon, et que certains « influenceurs bien-être » se sont ralliés aux revendications des pro-maladie d’extrême droite (antivax). Cette convergence, apparemment contradictoire, qui s’est aussi développée au sein de Gaia reflète la manière dont des idées marginales, autrefois simplement fantaisistes, peuvent désormais être chargées d’une dimension politique et d’une idéologie extrémiste.

Chez Gaia, le profit passe avant la santé
Alors que la pandémie de Covid-19 se propageait aux États-Unis, Jirka Rysavy fit pression sur les autorités pour que ses employés ne soient pas soumis aux mesures de confinement ou de télétravail en vigueur. En érigeant des cloisons pour diviser les espaces, Gaia a augmenté le nombre légal d’employés autorisés dans les espaces clos, et son statut d’organisation médiatique « essentielle » lui a permis d’éviter les fermetures de bureaux dans le Colorado. Au sein de l’entreprise, les convictions des employés furent cependant mitigées, « certains respectant le port du masque et les gestes barrières » pendant que « d’autres pensaient que c’était un canular complet. »
Toutefois, la rubrique « Alternative Healing » de Gaia accueille un nombre important d’affirmations pseudo-scientifiques au sujet des maladies, notamment que la médecine alternative ou le jeûne pourraient vaincre le cancer et que l’autisme serait lié à la vaccination.
La pensée unique : une vraie machine à fric
Dans un monde numérique tel que le nôtre aujourd’hui ; un monde où les idées toutes faites prévalent sur la recherche intellectuelle digne de ce nom en noyant les individus sous des gigaoctets de pensées dogmatiques, savoir faire preuve de diligence raisonnable en matière d’information ne semble malheureusement plus à la portée du premier internaute venu. Un état de fait qui permet au milliardaire Jirka Rysavy — grand artisan de la pensée unique — de générer de juteux profits tout en fourvoyant ses adeptes entichés de cette conformité intellectuelle. Car loin d’élargir la connaissance, Gaia entraîne vers un incontestable « étrécissement des consciences ».
Hélas, Gaia prévoit que d’ici 2024, plus de 500 millions de foyers dans le monde paieront pour des services de streaming vidéo. Elle affirme que plus de 360 millions d’entre eux sont intéressés par ses contenus et qu’elle pourrait s’accaparer jusqu’à 7 % de ce marché. Cela représenterait l’équivalent de 26 millions de membres potentiels qui verraient leur conscience « élargie » selon la vision sectaire du gourou Rysavy !
Faut-il y voir l’inquiétante volonté pour le public de chercher de plus en plus de contenus originaux et uniques ? Malheureusement non. Incontestablement, les fidèles obéissants de Gaia préfèrent un contenu simple à comprendre et ne réclamant pas beaucoup de remise en question ni de réflexion. En somme, un contenu « prêt-à-penser » et donc facile à consommer car plus attractif, comme le sont aujourd’hui toutes les théories du complot et les « fake news » véhiculées par les promoteurs de la complosphère.