Les historiens nous rappelleront utilement que les manipulations sont vieilles comme l’Antiquité, que le mensonge en politique pullulait déjà avant Internet, que la rumeur est « le plus vieux média du monde ». Mais si le terme fake news a fait florès, c’est qu’il traduit autre chose : un climat politique et technologique singulier où chacun a sa part de responsabilité.
Responsables, les politiciens de tout bord et de tous pays qui ont cru à l’ère de la communication reine que pour être élus ou pour arriver à ses fins, il suffisait juste de fabriquer des mensonges plus gros et plus sophistiqués. Comme l’invention pure et simple qu’il fallait intervenir en Irak à cause d’armes de destruction massive imaginaires, faisant de ces faux récits des armes de communication massive pour embobiner l’opinion publique.
Responsables, également, les « marchands de doute », tous ces communicants et lobbyistes qui foulent aux pieds les chartes éthiques de leur profession et sont prêts à tordre les faits, à nier les acquis de la science pour défendre les intérêts de leurs clients industriels. Comme, par exemple, nier les liens entre cancer et cigarettes (les fameux Tobacco papers) ou douter des effets dévastateurs de l’industrie pétrochimique sur le climat [NDLR : les campagnes climatosceptiques financées par Total et Elf pendant près de cinquante ans]. Ou encore, nier les effets néfastes du glyphosate sur la santé humaine alors que des documents internes à la firme Monsanto montrent comment la multinationale a fait paraître des articles académiques coécrits par ses employés, mais signés par des scientifiques de renom acceptant des subventions du groupe pour cela. Tout ceci afin de contrer artificiellement les informations dénonçant la toxicité possible du glyphosate.
Responsables, aussi, les journalistes et les médias qui font mal leur travail, qui à coup de maladresses, de traitements dans l’urgence et sans recul, de mauvaise chasse au scoop, de vérifications insuffisantes, publient des informations erronées, et donc érodent la crédibilité de l’ensemble de la profession en contribuant à la malinformation [NDLR : BFM, par exemple, lors de la crise des Gilets Jaunes en France, mais aussi CNews, C8, etc.]. Y compris en digérant mal des publications scientifiques, via une vulgarisation hasardeuse.
Responsables, bien sûr, les plateformes de réseaux sociaux comme Facebook qui n’a jamais lutté spontanément contre les fake news. Elle a laissé s’installer une économie politique de la « culture du doute » dont la firme tire profit. En effet, sur les réseaux socionumériques ces contenus sont plus partagés que ceux sérieux et avérés, au point que des petits malins peuvent gagner de l’argent en fabriquant ces contenus mensongers, comme ces étudiants macédoniens qui ont inondé Facebook de fake news pro-Trump juste pour arrondir leur fin de mois.
Responsables, également, les chercheurs en sciences sociales qui poussent jusqu’à l’absurde la théorie pourtant stimulante de la « construction sociale de la réalité » héritée de P. Berger et T. Luckmann. Ce qui aboutit à un relativisme consternant, où un corps inerte sans activité cérébrale et sans battement de cœur ne serait pas mort tant que cela ne viendrait pas à se savoir socialement, où il n’existerait aucune différence biologique objective de sexe, etc.
Responsables, ces sites d’information parodiques, comme le très drôle Gorafi ou The Onion, par exemple, qui à force de jouer avec les codes des énoncés journalistiques contribuent (malgré eux, certes) à créer une sorte de zone tampon entre l’information journalistique de qualité et les fake news. Une zone grise qui contribue à douter des informations en général : est-ce vrai ou bien s’agit-il d’une parodie ?
Responsables, bien sûr, les militants politiques, le plus souvent aux extrêmes, comme ceux couramment rassemblés sous le vocable de fachosphère, qui diffusent des mensonges pour alimenter leurs discours de haine et xénophobes, en se vantant — c’est un comble — de présenter la véritable information, impudemment qualifiée de « réinformation ».
Responsables, aussi, les puissances étrangères, telles la Russie ou la Corée du Nord, qui ont construit des usines à trolls pour inonder les pays de mensonges ou de messages payés, véritable stratégie informationnelle visant à polariser et à fracturer nos sociétés, afin de défendre leurs intérêts géopolitiques.
Responsables enfin, moi, toi, vous, nous, qui avons cédé un jour ou l’autre à la tentation de liker ou de partager un contenu douteux parce qu’« on ne sait jamais, c’est peut-être vrai », parce que « si ce n’est pas vrai c’est quand même rigolo », parce qu’on a cliqué sur le bouton partage sur la seule foi du titre, sans même ouvrir le lien ; parce que sous le choc de l’actualité (attentats par exemple) on est déboussolé, on perd ses réflexes critiques et on cède à la tentation du spectaculaire ou de l’émotionnel.
Tous coupables, donc, il revient à chacun d’agir et lutter sans relâche, chacun avec ses moyens, contre la société du doute, fumier sur lequel s’enracinent les fake news pestilentielles.
Source : Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication, Université Paris 2 Panthéon-Assas in Fake news et post-vérité, 20 textes pour comprendre la menace, The Conversation, 2018 (p. 7-8). Lire l’article.