Les théories conspirationnistes traditionnelles et l’explication des évènements mondiaux par une puissance surnaturelle partagent des caractéristiques intéressantes. Les personnes qui adhèrent aux théories du complot ont tendance à être plus fanatiques. Notre étude suggère que le lien entre la croyance au complot et l’extrême religiosité est très fort, ce qui peut s’expliquer, en partie, par un chevauchement idéologique.

Peut-on identifier des similitudes entre les théories du complot répandues sur internet, telles que les croyances absolues et les mouvements identitaires, ainsi que la recherche de sens et les racines historiques ? Peut-on les considérer comme faisant partie d’une continuité avec les discours religieux traditionnels et les mouvements spirituels contemporains qui ont émergé en Occident au cours des dernières décennies ?

L’importance des réseaux sociaux dans la lutte pour l’attention est aujourd’hui indéniable, mais une question persiste : comment ces récits qui semblent émerger sur la sphère numérique affectent et modifient les convictions des individus ? Il est entendu que le plaisir de contredire n’est jamais bien intentionné. Or on observe très nettement une corrélation entre les mouvements de désinformation et les mouvements religieux accusés de dérives sectaires. De même, nous constatons que ces mouvements sont souvent relayés par une frange de l’extrême-droite, qui leur offre une tribune pour diffuser leur message. Il est donc essentiel de rester vigilant et de se montrer critique face à ces discours qui peuvent avoir des conséquences graves sur notre avenir commun.

Un chevauchement idéologique et politique

Depuis les années 1990, le phénomène de retour à la religion s’est manifesté sous deux formes apparemment contradictoires. D’un côté, on a observé une tendance à une foi plus personnelle et introspective, au détriment des institutions religieuses, avec un élargissement de la notion de spiritualité au détriment de celle de la religion. De nouvelles formes de spiritualité sans référence divine ont dû se faire accepter dans la société. La méditation, considérée comme une croyance « irrationnelle » dans les années 1950, en est un parfait exemple.

Or il faut bien admettre que les mouvements religieux identitaires sont en pleine expansion. Il existe une certaine similitude entre ces mouvements et le phénomène complotiste, en cela qu’ils se caractérisent tous deux par une forte adhésion à des croyances inébranlables et absolues.

Le lien entre la croyance aux complots et la religion est enraciné dans les similitudes cognitives entre les deux croyances. Depuis 2013, lorsque nous avions co-édité notre première analyse des réseaux conspirationnistes qui avaient le plus d’influence en France, nous avions déjà noté les similitudes entre la religion et les caractéristiques des théories du complot, mais la nature de ce chevauchement était incertaine.

Nos travaux suggéraient que les deux croyances répondaient à des besoins psychologiques similaires, tels que la moralité, l’appartenance à un groupe et le sentiment de contrôle sur des évènements incontrôlables. Suggérant des similitudes cognitives, notre constatation fut que les théories du complot comme les religions faisaient toutes allusion à des forces invisibles en jeu, des « puissances occultes » ou des « énergies surnaturelles » et proposaient des « paradoxes » comme points de départ pour expliquer certains phénomènes et certains évènements jugés « inexplicables ».

Le complotisme se nourrit-il de l’ignorance ?

Or dans un tel monde, qui peut sembler chaotique ou menaçant, les similitudes entre la croyance aux théories du complot et la religion sont nombreuses. Toutes deux suggèrent qu’il y a, ici-bas, plus à comprendre que ce qui est visible. Toutes deux promettent aussi d’apporter une réponse simple à la compréhension de l’univers. De même, toutes deux avancent vers des fidèles aux orientations politiques similaires. Dans les deux cas, les croyances sont basées sur des convictions profondes qui ne sont pas soutenues par des preuves concrètes ou scientifiques, mais plutôt sur des émotions et des convictions personnelles.

Or le concept d’ignorance peut-il justement nous aider à conceptualiser le phénomène « complotiste » ? Le philosophe allemand Georg Simmel parlait de la confiance comme « un état intermédiaire entre la connaissance et la non-connaissance ». Le complotisme est un peu cet état intermédiaire : une zone d’ignorance. C’est une zone de pressentiments, de soupçons et de sensations, mais surtout de déni, de répression et d’inattention. C’est une zone de problèmes potentiels mais non réalisés, d’ambiguïté et d’incertitude. C’est la zone où l’on prétend que tout va bien même si ce n’est pas le cas. Si la connaissance est un pouvoir, le contrôle de l’ignorance l’est tout autant. Et cela, les théoriciens du complot, les gourous qui tirent les ficelles de la désinformation — tout comme certaines élites soucieuses de dicter la route à suivre — l’ont bien compris.

Dans une interview accordée au journal suisse Le Temps, Umberto Eco examinait les origines et les mécanismes de la croyance, soutenant que le parallèle entre la croyance complotiste et la religion est non seulement possible mais essentiel. Selon lui, les gens ont du mal à admettre que les choses se produisent simplement par hasard. L’idée de complot est au cœur de toute religion, qu’elle soit divine ou humaine, car elle répond au besoin humain de croire qu’il y a une volonté derrière les événements, et que les drames sociaux ou les catastrophes n’arrivent jamais par accident. La croyance en un complot maléfique qui sous-tend les événements est une mythologie naturelle qui répond à un besoin humain fondamental : celui de croire en l’absolu dans un monde où cette notion n’a plus sa place.

Dieu prend-il sa revanche ?

Le complotisme est-il une sorte de « foi négative », de foi sans transcendance, ni espoir, ni désir et qui se nourrirait de l’ignorance ? Non pas par manque de connaissance, ni par une absence de connaissances ou de savoirs. Au contraire, quelque chose de présent, comme un phénomène dans le monde. Dans le complotisme, il y a un aspect central de l’ignorance qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est sa structure particulière. En effet, il faut savoir quelque chose pour l’ignorer. Et il est impossible d’ignorer ce que l’on ne connaît pas. Ainsi, quel genre de travail faut-il faire pour ignorer — ou réprimer — ce que l’on sait ?

L’ignorance entretenue, les préjugés, nos biais cognitifs et les idées superficielles nous empêchent de comprendre le phénomène religieux qui se cache derrière certaines formes de « complotisme ». À titre d’exemple, nous avons récemment pu constater le glissement de la pensée complotiste QAnon vers une doctrine apocalyptique. C’est ainsi qu’en Europe, le réseau conspirationniste des DéQodeurs initié par Leonard Sojli a lentement dérivé pour devenir une idéologie aux accents bibliques fortement inspirée de l’Église Essénienne, une secte millénariste qui inquiète les autorités pour ses nombreuses dérives sectaires. Preuve que la frontière est bien mince entre les « chercheurs de Vérité » conspirationnistes et les guides spirituels.

Pour lutter contre cette dérive dangereuse, la connaissance, l’éducation et la culture sont les meilleurs remparts. Toutefois, il est important de ne pas être naïf dans cette lutte, notamment en ce qui concerne certains courants que l’on pourrait juger plus modérés, comme le climato-scepticisme par exemple. Il faut se rappeler que les théoriciens du complot, comme les fanatiques religieux, partagent une vision du monde similaire à celle des extrémistes, avec une « idéologie d’exclusion » qui diffère seulement par quelques détails. Est-il possible d’être un complotiste modéré dans ce cas ? Tant que les réseaux qui promeuvent des mensonges ne seront pas démantelés, nos sociétés continueront de courir un grave danger.

Un sentiment de confort et de sécurité

Le problème des complotistes et des fanatiques, c’est qu’ils débordent de jugements préétablis par une foi, un dogme en des certitudes théoriques et spéculatives. Ainsi, les deux se contenteront toujours de leur première croyance, préférant ne pas continuer à chercher afin de s’assurer de la véracité de leur croyance.

Néanmoins, notre propos n’est pas de condamner telle ou telle religion. En effet, il est clair que les religions et les théories du complot ne sont pas les mêmes concepts. Aussi, il est important de garder à l’esprit que toutes les croyances religieuses ne sont pas des théories du complot, et que toutes les théories du complot ne sont pas religieuses. Par exemple, de nombreuses religions transmettent des croyances selon lesquelles le monde est juste, alors que les complotistes partent du postulat que de nombreux événements importants — et surtout négatifs — sont intentionnellement provoqués par des groupes « occultes » et hostiles. Toutefois, les deux concepts partagent une tendance à voir les événements comme étant causés par des forces invisibles ou cachées qui ne peuvent pas être facilement compris ou expliqués. Dans les deux cas, les croyances sont souvent fondées sur une interprétation subjective de la réalité plutôt que sur une analyse objective des faits.

Historiquement, les théories du complot ne partageaient pas les structures institutionnalisées et organisées des religions. Depuis l’avènement des réseaux sociaux et la facilité qu’ont les individus de se réunir dans le « village global », ce n’est désormais plus le cas puisque les théoriciens du complot, les leaders complotistes et les chefs spirituels des sectes promeuvent aujourd’hui un sens de la communauté et des structures sociales dans la même mesure. Citons en exemple le réseau Solaris ou la communauté en ligne Une Nouvelle Cité (cf. Annuaire du Complotisme). On remarque donc des besoins satisfaits par les deux concepts autrefois concurrents, et un chevauchement des styles cognitifs et des idéologies, ce qui suggère que la religiosité et les théories du complot se complètent l’un l’autre.

Des idéologies politiques partagées

S’il y a une corrélation entre la religiosité et les convictions conspirationnistes, et si l’on tient compte des convictions politiques de chacun, on remarque que les relations entre la religiosité et les convictions complotistes sont en grande partie dues à des idéologies politiques partagées. C’est du moins ce qui ressort de notre propre compréhension du phénomène complotiste, où la quasi totalité des sites diffuseurs de désinformation sont aussi friands de théories politiques chères à une certaine idéologie réactionnaire.

Cette relation entre religion et théories du complot est donc politiquement chargée. De nombreuses théories du complot s’adressent à la droite politique et, dans de nombreux pays, la religiosité est également plus prononcée dans le spectre politique de droite et d’extrême droite. Cette superposition entre l’orientation politique et la croyance est sans doute un début de réponse pour expliquer pourquoi la religiosité et les croyances conspirationnistes sont intrinsèquement liées.

Bien entendu, puisque notre volonté est d’éviter justement les amalgames, il apparaît que certains individus dont les aspirations politiques sont plutôt de gauche soient aussi sensibles à certaines théories du complot, tout en étant totalement réfractaire à toute forme de religiosité. À titre d’exemple, l’inspirateur du Comité invisible et jusqu’ici marqué à « l’ultragauche », Julien Coupat, est aussi l’auteur — supposé — d’un « Manifeste conspirationniste » édité par le Seuil. Cet opuscule qui a été applaudi par la fachosphère française a aussi été publié outre-Rhin par une maison d’édition d’extrême droite. Cela nous conduit à formuler l’hypothèse suivante : si l’idéologie politique joue un rôle prépondérant dans l’adhésion aux théories du complot ou à la religiosité, des caractéristiques cognitives similaires semblent êtres aussi à l’œuvre. En effet, les personnes qui ont ces croyances ont en effet tendance à penser qu’il y a des pouvoirs cachés derrière les événements.

Pourquoi une telle recherche de certitudes ?

Concernant la relation ambigüe qui existe entre le complotisme et la religiosité, les résultats diffèrent également d’un pays à l’autre, en fonction de leur contexte culturel et du rôle que joue la religion dans la sphère publique, ainsi que de la relation entre l’Église et l’État. Toutefois, on remarquera que le complotisme s’apparente étrangement à une religion, du fait que la « quête de vérité » portée par ses théoriciens s’apparente aux combats bibliques « entre le bien et le mal ». En outre, le complotiste utilise les mêmes outils et la même réthorique que certains prêcheurs fanatiques. En ce lieu les « prophètes » et les « démons » s’affrontent, dans une ère de numérique et de modernité exacerbée, au cœur de notre monde social (lire à ce sujet notre étude le Complotisme à la conquête des esprits).

Tout en réduisant le pouvoir des individus, en usurpant leur autonomie et leur capacité à développer leurs propres opinions, le complotisme et les religions fanatiques nous entraînent vers un obscurantisme inquiétant. Il est donc vital de favoriser un accès à des sources variées d’information fiable, à des médias libres, indépendants et de développer des réglementations intelligentes sur ces sujets, afin de restreindre les phénomènes qui amplifient la désinformation. Ne doutons pas que ce sont là les meilleures antidotes à l’ignorance et au chaos.

Qu’elles aillent du déni de résultats scientifiques à celui d’évènements d’actualité, les théories du complot diffèrent considérablement. Néanmoins, le schéma qui les relient entre elles est souvent le même. Même si le fait que les gens croient aux conspirations et à Dieu pourrait ne pas dépendre uniquement de leur besoin de contrôle et de certitude, ni de leurs biais cognitifs, il demeure que les similitudes idéologiques (politiques) sont très présentes entre les deux.

Or toutes les formes de croyances, qu’elles concernent la science, la technologie, la religion ou le complotisme, sont considérées comme équivalentes dans leur fondement commun : le besoin de certitude. Pourquoi ce besoin serait-il si présent aujourd’hui ? Peut-être est-ce parce que cette recherche représente le dernier acte de la volonté humaine face à un monde de doute permanent où la notion de divinité a perdu de son importance. Mais cela signifie-t-il que les capacités critiques de l’homme sont diminuées ? Et à plus long terme, ces croyances résurgentes ne sont-elles que temporaires, conduisant finalement à la disparition complète de la notion de sacré ? En somme, on peut se demander si cette quête d’absolue certitude dans un monde en crise de sens ne représente pas une tentative désespérée de trouver une réponse à des questions que nous ne pouvons pas résoudre, ou si elle est simplement un passage obligé dans l’évolution de notre compréhension de la vie et de l’univers qui nous entoure.


Illustration de couverture : rare enluminure du XIIIe siècle représentant Abraham diffusant des fake news avec un ordinateur antique. Auteur anonyme, coll. part. (ms. 666).