En 2022, le monde du rap est plus que jamais obsédé par les conspirations imaginaires. En France, une petite portion de rappeurs de notoriété internationale véhicule la propagande russe sur les réseaux sociaux et utilisent la guerre en cours pour diffuser des fake news et des informations erronées.

Booba, entre complotisme et propagande pro-Poutine

Avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine, Booba — l’un des artistes de rap les plus populaires de France, avec une audience en ligne de plusieurs millions de personnes — a diffusé des affirmations délirantes sur la pandémie de COVID-19.

Mais depuis la fin du mois de février, le rappeur français est passé à une autre crise mondiale : la guerre en Ukraine. Dans ses messages successifs, Booba, qui a annulé un contrat de sponsoring avec Puma après que l’entreprise allemande se soit retirée de la Russie, a partagé avec ses 5,6 millions de followers sur Twitter du contenu conspirationniste aligné sur la propagande militaire pro-Kremlin.

Le musicien Booba, dont le vrai nom est Élie Yaffa, n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont les groupes occidentaux anti-vaccins et les théoriciens du complot sont passés rapidement de la diffusion de fake news sur le COVID-19 à la diffusion de fausses informations sur la guerre, en reprenant le point de vue de Moscou.

Keny Arkana ou Rohff ont aussi montré une adhésion à des théories du complot à travers leur musique, tout comme Freeze Corleone qui a fait l’objet d’une dénonciation de la Licra. En 2020, suite des propos douteux dans plusieurs de ces morceaux, il est abandonné par Universal Music.

Le complotisme dans le rap, c’est le 25e épisode de Complorama, en compagnie de Rudy Reichstadt et Tristant Mendès France :

La guerre de la désinformation fait rage

Au cours des quatre dernières semaines, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a capté l’attention du monde entier, reléguant tout le reste au second plan, y compris la crise du COVID-19 qui dure depuis deux ans. Pour ceux qui sont profondément impliqués dans les théories du complot en ligne, cela signifie qu’ils doivent trouver un autre sujet pour maintenir l’intérêt et l’engagement des internautes. Avec le dénominateur commun de la désinformation soutenue par la Russie et un écosystème numérique prêt à l’emploi composé de groupes Facebook, de canaux Telegram et de divers réseaux sociaux alternatifs, le passage du coronavirus à la guerre en Ukraine s’est fait en douceur.

La guerre de l’information se déroule en temps réel dans l’Union européenne et aux États-Unis, où des communautés en ligne bien organisées et de grande taille, qui s’étaient auparavant opposées aux restrictions imposées par le COVID-19, présentent désormais l’invasion de la Russie comme un conflit entre le gentil Moscou contre Kiev et ses alliés occidentaux, désormais présentés comme les oppresseurs du Nouvel ordre mondial, selon les spécialistes en désinformation et les groupes de vérification des faits.

« La complosphère [la sphère conspirationniste – NdA.] est une sorte de coquille vide qui s’agrège au fur et à mesure que l’actualité se déroule devant elle », a déclaré Pauline Talagrand, superviseuse du travail de vérification des faits de l’Agence France-Presse. « Qu’il s’agisse des vaccins ou des masques, il y a toujours quelque chose qui va déclencher une réaction chez des gens facilement manipulables et méfiants vis-à-vis de l’information traditionnelle. »

« Le problème de ces crises récurrentes est qu’elles contribuent à l’élargissement de ces sphères et conduisent à l’enracinement de leurs récits », a-t-elle ajouté.

Comme pour les fausses informations liées au COVID, les réseaux sociaux tels que Telegram et la plateforme alternative de partage de vidéos Odysee — l’une des dernières plateformes offrant un accès facile en Europe à la chaîne RT, soutenue par le Kremlin, et aux documentaires conspirationnistes COVID-19 — jouent un rôle prédominant. Tandis que la plupart de ces plateformes traditionnelles ont supprimé ou rétrogradé une grande partie de ces contenus conspirationnistes — ce n’est pas le cas de TikTok —, il n’existe que peu ou pas de restrictions sur les franges extérieures du web.

Les groupes conspirationnistes COVID-19 sur Facebook — dont certains comptent des dizaines de milliers de membres — accusent l’Occident, et non la Russie, d’être à l’origine de la guerre. Les chaînes Telegram qui, début février, s’insurgeaient contre le soi-disant « État profond », publient désormais des photos d’Ukrainiens morts, affirmant qu’elles sont fausses. Les sites Web affiliés à la fachosphère complotiste QAnon suggèrent quant à eux que la Russie a envahi son voisin occidental pour « dénazifier » l’Ukraine et éliminer un réseau pédophile mondial — un mantra répété à l’envi par les adeptes des théories du complot.

« L’amplification des récits pro-Kremlin sur la guerre ne prend pas sa source uniquement en Russie, mais dans le scepticisme permanent de ces groupes à l’égard de leurs propres gouvernements », déclarait récemment Graham Brookie, directeur principal du Digital Forensic Research Lab de l’Atlantic Council, qui traque les mensonges en ligne. « L’attention du monde est concentrée sur l’invasion de la Russie. Il est normal que l’Ukraine devienne un point de discussion principal dans les groupes conspirationnistes. »

Le changement de cap paneuropéen

La vitesse avec laquelle les anciens théoriciens de la conspiration COVID se sont tournés vers des arguments pro-russes dans des pays européens comme la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suisse et la République tchèque a été rapide et frappante.

Des politiciens d’extrême droite et des personnalités influentes en France, en Allemagne et aux États-Unis — dont beaucoup s’étaient opposés avec véhémence aux restrictions de COVID-19 — se font les champions de la désinformation en affirmant que l’OTAN est à l’origine de l’invasion russe ou que l’armée ukrainienne a attaqué des civils innocents.

En Espagne, une importante chaîne Telegram, autrefois connue pour ses informations erronées sur la COVID-19, a diffusé une photo largement démentie du président ukrainien Volodymyr Zelenskyy portant un T-shirt sur lequel figurerait une croix gammée, selon le média espagnol de vérification des faits Maldita.

En Allemagne, une autre chaîne Telegram comptant plus de 200 000 abonnés s’est lancée dans de fausses allégations selon lesquelles les États-Unis disposaient d’un laboratoire biologique secret en Ukraine, en se fondant sur des recherches du Centre de surveillance, d’analyse et de stratégie (CeMAS), un groupe allemand qui suit l’extrémisme et les théories du complot en ligne.

« Tous ces nouveaux acteurs [en ligne] qui sont devenus influents pendant la pandémie sont passés à une position pro-russe », explique Jan Rathje, cofondateur de CeMAS. « Ils se concentrent toujours sur une grande conspiration en cours de l’élite contre le peuple. Les gens souffrent en Ukraine. Et ils ne le nient pas. Mais ils diront : “Oui, mais cela fait partie de la grande conspiration inhumaine qui est en cours” ».

En France, l’interdiction de RT et de Sputnik à l’échelle de l’UE a été un tournant dans la stimulation des foules sur les chaînes Telegram françaises anti-vaccins bien connues, selon Antoine Bayet, directeur éditorial de l’Institut national de l’audiovisuel français, un organisme public qui archive tout le matériel audiovisuel de la radio et de la télévision françaises. « Cela permet de déployer l’argument fallacieux, déjà utilisé lors de la crise sanitaire, selon lequel il s’agit de défendre la liberté contre un État qui censure », a-t-il déclaré.

Les récits anti-vaccins et pro-russes ont également trouvé un terrain d’entente avec la haine populiste pour le président français Emmanuel Macron, avant sa réélection attendue en avril. Alors que le chef d’État français est en bonne voie pour conserver sa présidence, selon un récent sondage de Politico, certains de ses rivaux cherchent à surfer sur la vague des fake news concernant la guerre en Ukraine pour rester pertinents auprès de leurs électeurs.

Ainsi, Florian Philippot, ancien cadre du Rassemblement national de Marine Le Pen qui soutient désormais l’espoir présidentiel de Nicolas Dupont-Aignan, est passé de l’organisation de manifestations contre le COVID-19 à la contestation du consensus occidental sur la guerre.

Des récits soutenus par le Kremlin

Pendant la pandémie de COVID-19, de nombreux groupes conspirationnistes ont rapidement adopté les récits soutenus par le Kremlin, accusant notamment l’Occident d’avoir été lent à réagir à la pandémie ou les vaccins traditionnels de ne pas être aussi efficaces que ceux proposés par Moscou.

Ces liens étroits — alimentés par les médias d’État russes qui sont devenus une source d’informations alternatives pour nombre de ces groupes conspirationnistes — reposent sur des racines idéologiques communes entre les anti-vax, les adeptes de QAnon et le Kremlin, notamment cette méfiance à l’égard des médias traditionnels et des élites politiques, et une haine de l’OTAN ou des États-Unis.

Certains adeptes de QAnon — alors qu’ils tournaient leur attention vers la guerre en Europe de l’Est — ont embrassé Vladimir Poutine comme le successeur de l’ancien président américain Donald Trump dans la lutte qu’ils envisageaient contre une élite mondiale de l’ombre appelée « deep state » (l’État profond).

Plusieurs analystes de la désinformation et groupes de vérification des faits ont déclaré qu’il n’y avait aucune preuve d’une coordination directe entre la Russie et ces groupes pour diffuser des faussetés en ligne. Au contraire, les groupes déjà impliqués dans des récits marginaux qui remettent en question la pensée dominante sont plus enclins à croire d’autres variations des thèmes anti-occidentaux provenant de la Russie.

« Les théories du complot appellent d’autres théories du complot », rappelle Rudy Reichstadt, directeur du site français Conspiracy Watch, qui a fait valoir qu’une fois que le « seuil de vigilance » des gens à l’égard des complots est abaissé, il devient beaucoup plus facile de passer d’une fausse information à une autre.

Faisant référence aux groupes Telegram et Facebook et aux chaînes YouTube qui diffusaient déjà activement la désinformation sur le COVID-19, Rudy Reichstadt ajoute : « Les canaux sont prêts, il suffit de les remplir. »