Altérer un texte, truquer une image, déformer une référence, falsifier une preuve est désormais à portée de n’importe qui. À l’ère du numérique, le faux vulgarisé se multiplie et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) apportent souvent plus de confusion que de compréhension sur le réel. Parfois, l’opinion admet qu’elle a été trompée ou qu’elle s’est égarée. Mais la croyance fausse, ou plutôt la croyance en un fait démontré comme faux, peut tarder à disparaître. De même, nous chercherons à expliquer les sources du complotisme, ses enjeux stratégiques et la manière la plus intelligente d’y répondre.
Un des biais cognitifs qui permet cette résilience s’appelle la « persistance dans les croyances » : le refus d’admettre que l’on a été abusé même lorsque le mensonge devient une évidence, voire la tendance à en croire encore plus que ne demandaient les manipulateurs. En témoigne les sondages montrant qu’en dépit des mea-culpa officiels, une partie de l’opinion américaine restait persuadée de l’existence d’armes de destruction massive en Irak. De même, lors de la pandémie de Covid-19, les théoriciens qualifièrent les organes de presse de « fake news media », leur reprochant d’exagérer la gravité du virus, une infox maintes fois démentie et pourtant toujours persistante dans les discours conspirationnistes.
Le mélange de vrai et de faux est énormément plus toxique que le faux.
Paul Valéry
Si Internet n’est pas à l’origine de la vague complotiste récente, il en favorise l’inculcation autant que la banalisation, amplifiant et accélérant le phénomène des fausses informations. En premier lieu les réseaux sociaux qui contribuent à effacer les frontières entre la sphère des connaissances et du savoir (données confirmées, théories scientifiques) et celle des opinions et des croyances (rumeurs, idées reçues, fables, mythes).
La fabrique des faux-semblants
Nombre d’entre nous ont déjà retouché des photographies, utilisé un logiciel de retouche, fabriqué des faux certificats pour un mariage ou un anniversaire, bidouillé un document avec des extraits vidéos et sonores ou emprunté une fausse identité. Désinformation impliquant fabrication, tout cybernaute, publicitaire ou graphiste a appris combien il est aisé de créer et de diffuser des informations imaginaires. La fabrication du faux est au cœur de la société de l’information. Vous-mêmes, lecteurs, savez comment faire un copié/collé d’un texte, comment changer de pseudonyme ou d’avatar sur un réseau social, vous faire passer pour qui vous n’êtes pas et ce même si nous savons que votre morale vous dicte de ne pas le faire, ou alors dans un cadre uniquement récréatif. Naïf ou non, nous avons tous reçu ces courriels falsifiés d’un ami perdu au fin fond de l’Asie qui nous réclamait de l’aide, ou succombé à ces magnifiques photographies superbement retouchées. Combien d’entre nous ont failli renseigner leurs informations bancaires sur un site frauduleux voire relayé une fausse rumeur en ligne, un hoax.
L’exemple le plus simple est celui de votre ami A qui tient de B l’information sensible X, celle dont les médias mainstream ne parlent pas et dont les autorités vous ont caché l’existence. Ainsi, une rumeur ne se distingue pas forcément par l’aberration de son énoncé, car il y en a d’authentiques, mais par sa viralité, son mode de diffusion ; lequel est, par définition, parallèle aux réseaux autorisés. Par conséquent, Internet n’est ici qu’un amplificateur de ce qui, à une époque antérieure au digital, se serait transmis de bouche-à-oreille. Il suffit d’un seul internaute reprenant des rumeurs douteuses et les repartageant dans le système. Avec une attendue cadence, reviennent alors ces e-bobards comme ceux qui suivent (liste hélas non-exhaustive) :
- Les réfugiés reçoivent une carte de retrait leur permettant d’obtenir 40€ par jour dès leur arrivée en France ;
- Brigitte Macron est un trans-sexuel dont le vrai prénom serait Jean-Michel ;
- Anne Hidalgo a eu un enfant illégitime de François Hollande ;
- la fille de Christian Estrosi s’est convertie à l’Islam ;
- des réseaux pédophiles élitistes enlèvent des enfants pour des sacrifices humains ;
- le Covid-19 aurait été créé en laboratoire pour exterminer une grande partie de la population mondiale ;
- etc.
Diriger l’attention
Nul besoin d’être un grand stratège pour comprendre que des malins sournois et malveillants tentent de réécrire l’histoire en ligne (ou parfois leur biographie dans un but narcissique), qu’ils publient ce qu’ils veulent sur Wikipédia ou qu’une bonne part des citations célèbres, des commentaires positifs dans les forums ou sur les sites d’avis clients sont truqués. De la même manière, il se propage sur le Web un nombre incalculable de fausses informations et des images fabriquées de toute pièce ou sorties de leur contexte original par des gourous mystificateurs et autres experts de la manipulation.
Pour le meilleur comme pour le pire, pour le factuel comme pour le faux, Internet et les réseaux sociaux induisent un terrible paradoxe : des médias ouverts, pour tous, des médias de masse où chacun devient émetteur et non plus seulement consommateur, des médias qui favorisent et affermissent les identités de groupe et les egos. Réduire le Web au statut d’outil d’expression, c’est oublier qu’il est avant tout l’instrument d’une reconversion perpétuelle, d’une discussion permanente qui produit du lien et de l’action. Car les réseaux sociaux servent, certes, à s’exprimer, à produire du texte, de l’image, à partager du contenu, mais leur principale application demeure la mise en relation entre individus qui s’y retrouvent par affinités.
D’un point de vue politique, le Web 2.0 est la compétition pour l’attention, pour le like, le retweet, le commentaire positif, etc. Il convient donc d’attirer vers soi plutôt que seulement partager du contenu. Et, in fine, de mobilier des partisans, des fidèles et des votes.

Un sentiment d’impuissance doublé d’un certain réconfort
Des conspirateurs imaginaires seraient à l’œuvre et responsables de tous nos maux. S’il est entendu qu’Internet est l’outil de la propagation de ces fausses informations aux relents conspirationnistes, quel est donc le moteur de ces raisonnements fallacieux ? Dans son récent livre Les Théories du complot, le philosophe, politologue et historien des idées Pierre-André Taguieff estime que c’est la frustration de ne pouvoir comprendre le monde, l’insatisfaction cognitive face à des événements traumatisants, qui est la source la plus probable de la prolifération du discours complotiste contemporain. Or les réponses données, factuellement fausses, constituent de nouveaux dogmes véhiculés par la nouvelle religion on line que sont devenus Internet et les réseaux sociaux.
Toutefois, même s’il convient de dire que les réseaux sociaux et le Web en général contribuent fortement à la diffusion et à la propagation des théories des complots, il ne faut pas non plus surestimer leur rôle. Ces croyances dérivent majoritairement de besoins cognitifs, de besoin d’ordre, de compréhension et de sens. Or, les réponses apportées à ces besoins sont dénaturées par différents biais cognitifs : biais de confirmation ou d’hypothèse, biais d’intentionnalité, biais de disponibilité, persistance dans les croyances, etc. Internet est donc devenu le territoire d’un nouvel obscurantisme, celui de l’ère numérique. Dans une étude de psychologie sociale rendue publique en 2015, les auteurs affirment que « les idéologies politiques extrémistes, de chaque côté du spectre politique, sont positivement associées à une forte tendance à croire aux théories du complot » et que les croyances complotistes, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, impliquent la « croyance que les problèmes de société peuvent avoir des solutions politiques simples ».
La puissance des croyances conspirationnistes vient donc de ce qu’elles donnent naissance à deux fictions rassurantes : expliquer ce qui ne peut être expliqué et maîtriser ce qui ne peut être maîtrisé. Et lorsque la dénonciation d’un complot fictif ne se borne pas à une stratégie politique des élites visant à faire taire une opposition, les complotistes ont recours à des constructions imaginaires afin de donner le sens qui leur convient à tel ou tel évènement imprévisible et jugé insoutenable.
Analyser, expliquer et comprendre le complotisme
Malgré tout, une difficulté majeure que l’on rencontre lorsqu’on essaie d’expliquer cette vague complotiste actuelle peut être questionnée de cette manière : s’agit-il seulement d’un mécanisme purement pathologique, qui relèverait de la paranoïa nourrie par le brouhaha des rumeurs qui se propagent sur le Web de façon incontrôlable, ou bien de l’expansion d’un contre-discours et de l’expression d’un sentiment réactionnaire ou insurrectionnel, qui favoriserait les représentants de ces mouvances « antisystème » de s’affirmer contre le pouvoir, les autorités, les « experts » et les détenteurs des « thèses officielles », construisant, in fine, un contre-discours désobéissant et une identité sociale qui leur est propre ? Dans cette ultime dimension, les théoriciens du complot et les adeptes de cette contre-culture se voient avant tout comme des « résistants » qui souhaitent mettre à bas la « bien-pensance » ou la doxa, c’est-à-dire s’attaquer aux possesseurs de la connaissance et du pouvoir dans nos sociétés de contrôle et de surveillance.
Notre volonté étant avant tout d’analyser, d’expliquer et de comprendre, nous nous garderons bien de croire qu’il est possible de se contenter de réfuter les thèses complotistes par des mises au point de fact-checkers et d’experts. Par conséquent, on ne saurait convaincre de leurs égarements ou de leurs fantasmes ceux qui adhèrent à ces « vérités alternatives » en leur expliquant simplement qu’ils ont tort, ou en les brocardant derrière des adjectifs simplistes comme « inculte » ou « stupide ».
L’accusation de « théorie du complot » intervient dans le débat public comme une arme de réfutation massive, où le complotiste est toujours l’autre : son intention disqualifie forcément son argumentation. Or, il y a pourtant une énorme nuance entre croire que les franc-maçons dirigent la planète et attribuer un pouvoir politique aux milieux financiers ou des tendances idéologiques aux élites de nos sociétés. Les « stratégies du faux » — une expression empruntée à François-Bernard Huyghe dans son essai La désinformation, les armes du faux (Éd. Armand Colin, 2016) — ont créé une relation extrêmement irrégulière entre les partisans de la désinformation et les partisans du contrôle, entre ceux qui souhaitent perturber et ceux qui veulent perdurer. Que faire alors, sinon apprendre à reconnaître les méthodes et les stratégies de la fausseté et du mensonge, avec esprit critique, méfiance, attention et vigilance ?
Pour aller plus loin
Quelques lectures intéressantes que nous vous recommandons :
- La désinformation, les armes du faux — François-Bernard Huyghe (Armand Colin, 2016).
- Les Théories du complot — Pierre-André Taguieff (Que sais-je ?, 2021).
- Petit cours d’autodéfense intellectuelle — Normand Baillargeon (Lux Éditeur, 2005).